La répartition des esclaves
L'indicateur serviette

Démocratie et entreprise : dedans ou dehors ?

Assemblee_nationale La revue "Sciences Humaines" de novembre consacre un dossier spécial à un thème qui a une longue histoire : la démocratie aux portes de l'entreprise...

Cette histoire revient régulièrement dans les débats, et encore dernièrement dans un des débats de ICC'07...avec le témoignage de Michel Hervé...

Le dossier remet bien en perspective une question toute simple, mais difficile : les salariés ont-ils vocation à participer aux décisions de l'entreprise ?

Drôle d'histoire, assurément, car pour nombreux, l'entreprise n'est pas un lieu démocratique mais celui où s'exprime le pouvoir de l'actionnaire (l'éternelle "shareholder value"..), et celui du dirigeant nommé par les actionnaires, le conseil d'administration, pour y prendre les décisions. Les autres, les salariés, ont un contrat de travail qui les rend sujet du dirigeant, pour exécuter ses directives...

Pourtant, depuis longtemps, les salariés ont revendiqué d'y exercer plus de pouvoir. C'est Blum et le front populaire qui fera entrer dans l'entreprise ce qu'on appelle, entre experts, les IRP (Instances de Représentation du Personnel), les délégués du personnel; et puis à la libération, ce seront les comités d'entreprise. Mais ce pouvoir "de l'intérieur", qui a d'ailleurs ses limites, s'est bien moins développé que celui "de l'extérieur", qui s'exerce depuis la porte de l'entreprise, par l'intermédiaire des organisations syndicales, qui connaissent un moment de gloire lors des "accords de Grenelle" en 1968, qui institueront les délégués syndicaux.

En fait, au fil du XXème siècle, vont émerger progressivement ces instances représentatives du personnel au sein des entreprises. Mais, en fait, cela ne signifie pas du tout que les salariés y aient gagné une large participation aux décisions de l'entreprise.

Ce sont surtout les organisations syndicales et leurs représentants, encore trés minoritaires au sein du personnel des entreprises (pas plus de 8% des salariés, 5% dans le privé) qui trustent la représentation, en se concentrant sur les questions d'emploi, de salaires, de régulation du marché du travail. L'entreprise et ses dirigeants gardent la main sur la gestion, l'organisation du travail.

Et puis, ces dernières années, à partir des années 90, les questions de gestion et d'organisation vont être de plus en plus décentralisées, on va parler de management participatif, de "management par projet", d'implication du personnel, etc... Pourtant les syndicats n'aiment pas trop ces dragues organisées, car en mobilisant des groupes de collaborateurs, elles court-circuitent les instances représentatives... et c'est tout le dilemne quand on parle de participation des salariés aux décisions, certains pensent IRP, d'autres des "groupes de travail"...et cette histoire dure encore bien sûr.

Pourtant si il y a un sujet où la démocratie va rester à la porte, c'est ...LA STRATEGIE ...Là, on est dans la vraie question, celle réservée à l'élite, à l'aristocratie dirigeante de l'entreprise : ses dirigeants...

Et pourtant, c'est précisément cette question qui est sur la table aujourd'hui, depuis les années 2000...

En fait, cette histoire sort précisément au moment de l'avènement d'un "nouveau capitalisme", celui de la mondialisation, de la globalisation, de l'importance croissante des actionnaires, de la prise de pouvoir par les conseils d'administration. Comme le signale Xavier de la Vega dans le dossier de "Sciences Humaines" :

" Le personnel et ses représentants ont d'autant moins de possibilités d'influer sur les décisions que le poids des actionnaires sur ces dernières s'est nettement renforcé."

Et ainsi est remis en cause la gouvernance des entreprises.

D'où aussi cette théorie des "stakeholders", à laquelle Thierry Breton ne manquait pas une occasion de déclarer son amour, vient remplacer chez certains l'approche classique des années 90 sur la "shareholder value", c'est à dire la création de valeur pour l'actionnaire seul critère pour jauger la performance.

Les "stakeholders", ce sont les parties prenantes, comprenant les actionnaires, comme les clients, les fournisseurs , et ....oui, le personnel. On y revient.

Cette théorie, dont j'ai déjà parlé, vient donc mettre le personnel dans les discussions, dans la stratégie, au même titre que les autres "parties prenantes", et ainsi revient, à petits pas, la revendication d'une forme moderne de démocratie entre ces parties prenantes pour manager et prendre les décisions dans l'entreprise.

Le dossier nous a ainsi fait un tour complet de 1920 à aujourd'hui, montrant combien cette histoire de démocratie est tantôt dedans, tantôt dehors...

Il est sûr, qu'aux yeux de plusieurs dirigeants, une large participation des salariés est un gage d'efficacité dans les organisations, mais cette conception de la participation ne signifie pas pour autant représantation des instances syndicales ( au contraire) , ni vote démocratique pour les prises de décisions.

Au-delà, on va aussi parler des administrateurs salariés, que l'on pourrait considérer comme le nec plus ultra de la pénétration démocratique dans l'entreprise. Tout va bien alors ?

Pas si sûr, car, comme le souligne Daniel Bouton, PDG de la Société Générale, et auteur d'un rapport sur la gouvernance des entreprises :

" Entre les salariés et les directions, les horizons de temps sont très différents. Il peut être bénéfique pour l'ensemble de l'entreprise de prendre une décision à long terme qui implique des sacrifices à court terme. Or un administrateur salarié aura naturellement plus de difficulté à une telle décision. Le conseil d'administration n'est pas le lieu d'expression des parties prenantes de l'entreprise. En effet, la mission d'un administrateur est de représenter l'intérêt de l'entreprise dans son ensemble".

Le salarié participant au conseil d'administration ressemble ainsi à Icare : en se rapprochant des lieux de décisions de l'entreprise, il risque de s'y brûler, condamné à "trahir" ses pairs, où ne pas être capable d'exercer sa fonction.

Ces réflexions, et d'autres figurant dans ce dossier trés riche, viennent à point nous montrer que ces débats sur la "démocratie" en entreprise se perdent rapidement dans la confusion et le paradoxe...

Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de "réflexion collective", de "management et partage des connaissances",  comme nous le montrent les ouvrages et le blog d'Olivier Zara (qui aborde ce même thème de l'entreprise démocratique ici) ...et une forme de management comme le "fourmi management"...

La démocratie dans l'entreprise ne serait alors qu'un vieille idée....vieillie ? En tous cas une illusion qui dure...

Commentaires

Jean-Michel Demaison

Ne pensez-vous pas que le "nouveau capitalisme" qui met l'actionnaire en avant plutôt que ceux que vous appelez les "stakeholders" n'est que la généralisation du modèle anglo-saxon ?

Avec les fonds d'investissement, j'ai le sentiment qu'on a un peu oublié la vision française de l'entreprise qui faisait d'elle un système (avec souvent un rôle social) pou passer à un modèle centré sur la génération de cash pour actionnaires et investisseurs.

Zone Franche

Réponse pour Jean-Michel :
En effet, ce que tu appelles me "modèle anglo saxon" prend de l'importance.
Philippe Varin, interrogé sur ce même sujet (voir ma note "faites vous confiance à des types pareils") a répondu que, oui le modèle impose une forte prédominance des financiers, mais qu'il faut savoir jouer avec et en tirer des opportunités : ainsi les fonds de pensions vont un jour revendre pour payer les vraies retraites, et sont donc intéressées aux entreprises qui sont fiables et qui s'intéressent dans la durée à la création de richesses...et que cette richesse future, pour être totalement sécurisée, a besoin de cette vision sociale. En fait la génération de cash n'est pas un système désincarné qui fonctionnerait tout seul mais a au contraire besoin d'un équilibre sain et de vrais fondamentaux. A nous, opérationnels et consultants de les en convaincre...et de démontrer la vraie valeur d'un modèle de "zone franche" pour la communauté humaine des entreprises, seule garantie d'une valorisation du capital immatèriel .
Donc je suis personellement plutôt optimiste sur la réconciliation entre la vision "financière" et la vision "entreprenariale", à condition que chacun soit suffisamment intelligent pour faire bouger les perceptions.
C'est en étant nombreux à diffuser ce message, et en agissant dans les entreprises, que nous changerons le monde.

Antoine

Moi absolument pas optimiste... Les financiers détruisent l'économie mondiale et il n'y a aucun petit rayon de soleil à l'horizon... Mis à part une destruction simultanée de toutes les places financières du monde, je ne vois pas ce qui pourrait enrayer le processus entamé par les fonds d'investissement...

xavier aucompte

Merci pour votre article très riche et porteur de réflexions. A chaud, je vous propose de bien différencier le monde de l'entreprise qui n'est pas uniforme. Pour commencer en France, je vous propose de regarder le monde du mutualisme qui est en pleine mutation et des coopératives agricoles face aux défis qu'on connaît.

Ensuite, les PME et PMI changent beaucoup d'un secteur d'activité à un autre mais ne sont pas liées au "grand capital". La république sociale qui y existe ou non dépend des chefs d'entreprise qui comprennent de plus en plus la force d'un salariat uni avec la Direction.

Enfin, les grands groupe sont de grandes républiques. La Démocratie y est aussi représentative que notre pays et y connaît les mêmes travers sociaux et économiques. Nous changeons de monde mais avec des habitudes d'un siècle. Mais en face, regardez le blog miroir social qui est une nouveauté dans la gestion d'une démocratie avant bloquée au mur de l'entreprise qui s'ouvre aujourd'hui sur internet.

Pour finir dans la boîte à réflexion que vous avez ouverte, regardez du côté développement durable, chartes de diversité, ..., et aussi Comité d'entreprise européen ou groupe qui sont des nouveaux aspects forts de la démocratie d'entreprise de demain.

L'utilisation des commentaires est désactivée pour cette note.