Geek ou Stasi ?
Les grandes et les petites choses

Autorité méritée

Mrite L'Ordre National du Mérite (photo ci-contre) a été créé par le Général de Gaulle en 1963 pour récompenser les "mérites distingués", mais cette notion de mérite ne sévit pas que dans les cérémonies de décoration .

Elle est particulièrement d'actualité dans les discours de nos gouvernants d'aujourd'hui : en clair, il faut travailler plus pour gagner plus, il faut rémunérer et gratifier les plus méritants, et c'est ce fameux mérite qui justifie les inégalités entre les personnes.

Mais cette histoire de mérite vient aussi jouer une autre musique, celle de la contestation des droits et situations qui ne seraient pas dûs au mérite. Comme des privilèges qu'une  nouvelle nuit du 4 août devraient abroger...Et il suffit de relire l'histoire des années 1789 et suivantes pour sentir tous les excès que peut enfanter de telles postures...

Exemple dans cette remarque de l'animateur du débat ICC'2007 que j'avais commenté ici, et qui m'a gentiment cité sur son propre blog.

Alors que j'avais rapporté mon impression que les jeunes générations se montraient plus facilement rebelles à l'autorité, Marc de Fouchécourt, professeur à l'ENSAM, réplique :

"les jeunes générations ne sont pas allergiques à l'autorité, mais entendent qu'elle soit fondée ."

Ce commentaire m'a rendu songeur : doit-on considérer que certaines autorités sont "fondées" et d'autres "non fondées", autorisant ainsi celui qui porte un tel jugement à la contester, ou à la nier, si elle n'est "pas fondée". Il y aurait ainsi des autorités méritées, et d'autres non méritées.

Respect aux bons patrons, aux leaders méritants et admirés; Haro sur les autres qui n'auront que ce qu'ils méritent : l'opprobe, la désobéissance, la révolte...Même chose à l"école pour les bons professeurs, et les autres...Bref, si l'autorité n'est pas respectée, c'est qu'elle ne le mérite pas !

Parfait !

Mais qui va décider, alors, le caractère mérité ou non de cette autorité ?

C'est toute l'ambiguïté, et le danger pour le management, de cette notion de mérite, interprétée comme cela nous arrange, selon que l'on soit l'autorité ou celui qui en est le sujet... et c'est cette ambiguïté qui rend complexes les relations hiérarchiques et de pouvoir dans nos entreprises.

La philosophie politique s'est depuis longtemps interrogée sur cette notion, appliquée à la société dans son ensemble, mais elle nous fournit aussi, par assimilation, des éclairages intéressants pour réfléchir aux situations de management dans les entreprises.

Bertrand Guillarme, qui s'exprimait cette semaine devant l'Association des journalistes économiques et financiers (AJEF), dans un cycle de formation sur "qu'est-ce qu'une société juste ?", distingue trois modèles, qui permettent de structurer notre réflexion. Je vais essayer de résumer cet exposé pas toujours facile à suivre...mais passionnant pour fixer les concepts.

Le premier modèle, dit "technocratique", considère que la société juste est celle où chacun se trouve à la bonne place pour la satisfaction d'un bien social qui dépasse chacun des individus, et s'impose comme un bien collectif; C'est par exemple le modèle des philosophes "utilitaristes", tels Sidwick ou Bentham, qui considèrent que la société est juste quand elle réalise la plus grande somme sociale des satisfactions, et donc, pour que la société soit juste, il faut que chacun reçoive ce qui permet de produire le plus grand bien collectif. Dans cette justice "distributive", il ne s'agit pas que d'argent, mais d'honneurs, de places...d'autorité.

Dans une entreprise, on pourrait considérer que le profit maximum constitue ce bien social à promouvoir, et que l'autorité et les rémunérations seraient ainsi distribuées afin d'optimiser celui-ci. Est-ce ainsi que l'on pourrait expliquer la remarque ci-dessus sur l'"autorité fondée" (?) Bien sûr que non, car ce n'est probablement pas sur ce critère du profit maximal que les employés respectent ou non l'autorité... Ce modèle trouve en fait ses limites dans la négation qu'il fait de la reconnaissance de droits individuels.

En science politique, ce modèle a disparu dans les sociétés dites "démocratiques", car justement il est universellement admis que les libertés sont considérées comme des droits individuels qui ne pourraient être sacrifiés. Il en est probablement de même dans nos entreprises, même si elles ne s'assimilent pas à des organisations démocratiques. Il ne suffit plus aujourd'hui d'évoquer le "profit maximal" pour justifier n'importe quelle organisation ou tel ou acte d'autorité. Bien au contraire, on voit se développer les discours et engagements sur les valeurs, l'éthique, et tout ce qui reconnaît un droit à l'individu.

Alors, observons le deuxième modèle, celui dit "libéral classique". Là, on va considérer que le modèle juste et parfait sera celui où la liberté de choix de chacun pourra s'exercer. Le mérite dépend ainsi de l'effectivité de la liberté de choix. Mais, pour que seule la liberté de choix puisse intervenir, il faut, selon ce modèle, annuler tout facteur dit "extérieur", et donc compenser l'infortune de ceux qui sont désavantagés sans qu'il l'aient choisi..En clair, que ceux qui ont eu de la chance, comme à une loterie, transfèrent de la fortune à ceux qui n'en ont pas eu...C'est sur des théories de ce genre que certains (par exemple Philippe Van Parijs, mais aussi...christine Boutin) mettent en avant une notion d'"allocation universelle", ou de "revenu tout au long de la vie" pour tout citoyen. Les inégalités de fortune ou de pouvoir sont donc admises dans ce modèle, à condition qu'elles ne résultent que de libres choix (par exemple une préférence pour le loisir plutôt que pour le travail), et non de causes externes, qui doivent, elles, être éliminées.

Dans ce modèle, il s'agit en fait de définir les incapables et les capables, en rendant publiques les hiérarchies entre eux. Il empêche ainsi le respect naturel des individus, et est basé sur des rapports d'envie : les bien lotis doivent pitié et déférence aux mal lotis, auxquels ils accordent des "compensations", et les mal lotis, qui ne recevront ces compensations que contre reconnaissance de leur infériorité, vivent dans le ressentiment.

Pas facile de transposer un tel modèle de justice dans nos entreprises, même si les "salaires minimum" et les minima sociaux de toute nature en sont une forme d'expression.Vis à vis de l'autorité, il reviendrait à considérer comme "fondée" uniquement l'autorité que l'on exerce ou que l'on accepte par libre choix, sans contredire l'exercice du libre choix de chacun...Libre à chacun d'exercer ses talents pour accéder aux pouvoirs et à l'autorité, mais à condition qu'aucun autre paramètre n'ait permis cet accès autre que ce libre choix (genre "travailler plus pour gagner plus"...), et en compensant tout handicap naturel pour l'éliminer. Pas trés pratique comme modèle...

Politiquement, ce type de modèle, avec le système de "compensation" poussé à l'extrême, n'est jamais promu dans les sociétés démocratiques.

Venons-en au troisième modèle : le modèle "procédural".

Dans ce modèle, également d'essence libérale, il est considéré que si les individus prennent leur décision dans un contexte social adéquat, ils méritent alors le résultat de leur décision. C'est donc la justice du contexte social d'ensemble qui va justifier, ou non, les libertés politiques des individus. C'est la théorie développée notamment par John Rawls. L'ordre des priorités dans ce modèle est donc inversé par rapport au modèle précédent : Si la société est juste, alors les individus ont un titre légitime sur les biens qu'ils acquièrent. Pour John Rawls, ce contexte "juste" consiste à ne pas accepter des inégalités trop fortes, ni des désavantages trop forts pour les plus désavantagés. C'est aussi la promotion de "l'égalité des chances" : les inégalités sociales et économiques sont justifiées dès lors qu'elles sont attachées à des positions ouvertes à tous, conformément à l'égalité équitable des chances, et si l'ordre social auquel elles correspondent est l'ordre le plus bénéfique aux plus désavantagés.

C'est ce modèle qui inspire ceux qui pronent notamment la "discrimination positive", qui, en forçant à réduire les inégalités va permettre d'améliorer le contexte social. Les enfants de ceux qui auront bénéficié de cette "discrimination positive" seront mieux intégrés, et auront accès à des places auxquelles ils n'auraient pas eu accès si leurs parents n'avaient pas bénéficié de celle-ci.

John Rawls justifie ainsi un libéralisme extrêmement égalitaire, qui veut effacer tout phénomène de domination exagéré, qui conduirait à un contrôle trop fort de certains sur d'autres (pouvoir social, contrôle des moyens d'information,..), au point de les considérer comme des "inférieurs". Dans l'ordre politique, il propose ainsi, par exemple, le contrôle des temps de parole dans les élections, le financement public des élections, etc...

Ce modèle promeut un système où le mérite est valorisé, et justifie les positions et l'autorité, mais dans un cadre qui doit être considéré comme institutionnellement juste.

C'est ce même sentiment, probablement, transposé à l'entreprise, qui va peut-être donner du sens à cette notion d'"autorité fondée" : chacun exercera son autorité et occupera légitimement sa place dans l'entreprise si il est unanimement reconnu, au sein de la communauté humaine qu'elle constitue, que le cadre général de fonctionnement est "juste", et ne génère pas des inégalités trop extrêmes. C'est pourquoi aussi les entreprises qui ont saisi le sens de cette philosophie vont s'intéresser aux questions de diversité et de développement durable, qui constituent aussi des facteurs rendant le cadre institutionnel "juste".

Se retrancher vers une autorité suprême comme le profit (ou l'actionnaire, ou la création de valeur), c'est s'embarquer dans un modèle technocratique inefficace.

Le modèle de John Rawls semble séduire nos penseurs contemporains, et en tout cas Bertrand Guillarme, qui en est devenu le spécialiste.

Finalement, la philosophie politique est un bon moyen de préciser cette notion de mérite et de société juste.

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