Ecouter et comprendre : pas avec les tableaux de bord
09 septembre 2007
Y-a-t-il encore des dirigeants qui croient que leur rôle de dirigeant consiste à rester sur le pont du navire, la longue vue à la main, pour observer le futur et fixer le cap ?
Qui pensent que pour améliorer le pilotage et la performance de l'entreprise, il faut sans cesse revoir et affiner les "systèmes de pilotage", les "tableaux de bord", les "balanced scorecard", les "reportings" ?
Pourtant, il y a maintenant déjà près de vingt ans, Tom Peters avait vanté les bienfaits du "management baladeur".
Cela consiste à quitter le pont du navire et à abandonner la longue vue, provisoirement, et même fréquemment, pour aller se balader dans le navire avec les équipages.
Hérésie, pensent peut être encore certains... Il ne faut pas parcourir le navire comme ça, mais avec un but précis, au cours de visites planifiées...
Et pourtant, ce principe du management baladeur, il est d'abord destiné à lutter contre un phénomène qui a dû bien s'amplifier depuis vingt ans : la déformation de l'information.
Les informations qui nous parviennent sont toutes déformées, surtout si elles sont bien présentées dans des tableaux à dix colonnes et des graphiques en six couleurs.
Tous les consultants un peu expérimentés le savent bien : il est tellement facile de travestir l'information par un raisonnement percutant et une brillante schématisation. Le nombre de paramètres à prendre en compte pour évaluer n'importe quelle situation est en croissance exponentielle. Dans son bureau, le manager est protégé par des dispositifs de toutes sortes qui visent à lui éviter les "pertes de temps", les "complications", et que son esprit soit suffisamment clair pour prendre les "grandes décisions"...
En fait, les informations dont il va ainsi disposer ont été préconditionnées, bien emballées par des collaborateurs et des directions fonctionnelles pleines de zèle.
Ce n'est qu'en allant sur le terrain qu'il va comprendre, une fois sur le quai de chargement à 3H00 du matin, pourquoi il y a un problème dans les expéditions.
De fait, le manager qui est bloqué sur le pont sera souvent sa propre victime : sa vision sera opaque, il ne cristalisera pas les exemples concrets d'initiatives réussies, il n'arrivera pas à supprimer les entraves à l'action, il ne délèguera pas vraiment ses pouvoirs.
Résultat : toutes les décisions les plus anodines remontent au sommet, et le capitaine est coincé sur le pont pour s'occuper des questions sans importance, basées sur des informations déformées, fournies par des collaborateurs tous inaccessibles, qui eux-aussi s'enferment en attendant que le patron les convoque pour étudier un "nouveau dossier".
On peut heureusement être optimiste et penser que de telles pratiques disparaissent, mais ce n'est pas si sûr, quand on voit l'énergie de certains à toujours voulir améliorer la performance en sophistiquant les tableaux de bord et "systèmes décisionnels"...
Heureusement, ce n'est pas d'un tel défaut dont a fait preuve ce soir Carlos Ghosn au "Grand Jury" RTL, LCI, interrogé par Nicolas Beytout, Jean-Michel Apathie et Luc Séguillon sur les "suicides de Guyancourt".
La question posée était perfide (je la reprend de mémoire) : est-ce que ces suicides ne démontrent pas que le management de Carlos Ghosn (sous-entendu lui-même) est trop dur ? et qu'en a-t-il conclu ?
Carlos Ghosn est allé rencontrer les équipes où travaillaient les personnes qui se sont suicidées et a essayé de comprendre. Ce ne sont pas les objectifs élevés qui sont en cause : il a connu des équipes à qui on demandait une charge de travail et une performance importantes, et il a vu que cela, le plus souvent, les motivait. Se dépasser, viser toujours plus haut, cela est exhaltant. Ce ne sont donc pas les objectifs qui sont en cause, mais la façon dont ils sont relayés et animés à l'intérieur de l'entreprise toute entière.
Ici ,à Guyancourt, il a senti le stress des membres de l'équipe; pourquoi ? parce qu'il y a eu confusion entre le principe de non droit à l'erreur pour Renault, collectivement, qui a une obligation collective de performance, et la situation individuelle de personnes qui se sentent "isolées"; les personnes ont droit à l'échec, si il permet de rebondir, et à condition que cela soit dans un contexte d'équipe. Il a compris que la défaillance était sur le management, à tous les niveaux, qui a oublié ce sens de l'équipe, qui se doit de ne pas "isoler" les individus, mais au contraire de donner un sens collectif. Il en a déduit, avec ceux qu'il a rencontré, des changements sur l'organisation, un effort de communication vers le management. Par exemple il a distingué les fonctions de Directeur d'établissement et de responsable hiérarchique sur les équipes, pour ne pas rendre unique la relation au travail. "En cherchant ensemble sur le terrain à résoudre un problème, on trouve toujours des choses à faire", a-t-il dit.
Les trois journalistes, devant cette démonstration de sincérité et de volonté de comprendre et d'agir, étaient comme à l'école...cela change des interviews de personnalités politiques auxquelles ils sont habitués dans cette émission, et qui confondent souvent le verbe et l'action.
Et puis, Carlos Ghosn ne dit pas avoir tout résolu ni tout réglé : " car quelle entreprise peut dire qu'elle est protégée contre ce type de phénomène ?"...
Ce problème n'est pas à traiter, nous a-t-il dit, comme un "phénomène local", mais implique au contraire toute la chaîne de management..
Cette leçon de management donnait du poids à cette notion de "jeu collectif"..
Ecouter et comprendre sur le terrain...ce que les tableaux de bord ne disent jamais, c'est aussi la leçon de cet échange...
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Bonjour,
La référence à Tom Peters à propos du "management baladeur" du management m'intéresse. Est-elle extraite d'un ouvrage ? Lequel ?
Merci
Rédigé par : Renaud Savignard | 06 octobre 2007 à 13:01
Cette référence au "management baladeur" est souvent reprise par Tom Peters.
L'ouvrage où cette notion est bien détaillée est :
"Le chaos management" aux Editions InterEditions.
http://www.amazon.fr/chaos-management-Tom-Peters/dp/2729602194/ref=sr_1_2/402-3775509-6143325?ie=UTF8&s=books&qid=1191670851&sr=1-2
Rédigé par : Zone Franche | 06 octobre 2007 à 13:41