Excellence au régime
Des tripes et des reins

Le piéton est-il mort ?

Medium_beatles Vous êtes à bord d'une voiture conduite par un de vos proches amis. Tout d'un coup, il renverse un piéton qui traversait la rue. Vous savez qu'il roulait à vive allure, dans une zone où la vitesse est limitée à 50 km/h. Il n'y a pas de témoins. Son avocat vous dit que si vous témoignez sous serment qu'il roulait à moins de 50 km/h, cela lui éviterait de sèrieuses conséquences.

Que faîtes-vous ?

Vous témoignez qu'il roulait à moins de 50 km/h ou bien vous ne témoignez pas qu'il roulait à moins de 50 km/h ?

Cette histoire fait partie des tests utilisés par Fons Trompenaars pour analyser les effets des différences culturelles sur le management des organisations. Ses ouvrages, "Did the pedestrian die ?" et " Riding the waves of culture" sont devenus des classiques du genre.

Toute la théorie de Fons Trompenaars, c'est précisément de nier qu'il existerait un mode unique et transposable mondialement (et donc plutôt américain) de management. Il démontre au contraire que les composantes culturelles influencent particulièrement les modes de management et les relations entre les personnes.

Revenons à notre piéton, dont on saura jamais s'il est mort ou non.

Les personnes qui auront tendance à préférer ne pas témoigner en faveur de leur ami sont celles que Fons Trompenaars appelle les "universalistes" : ils ont une haute opinion du droit et de la loi, et considèrent toute autre attitude comme de la corruption. On les rencontre majoritairement dans les cultures protestantes. Dans ces cultures, il faut obéir à Dieu, Il n'y a pas d'intermédiaires humains qui puissent entendre les confessions, et pardonner les péchés. Plus de 90% des suisses, des américains, des canadiens, des suédois, des anglais, des hollandais, répondent à ce test du piéton qu'ils ne choisiraient pas de témoigner pour leur ami.

Par contre, les personnes qui vont préférer témoigner en faveur de leur ami, appelés les " particularistes" se rencontreront plus fréquemment dans les cultures qui accordent plus d'importance aux relations personnelles et particulières, notamment dans les pays catholiques : pour eux, Dieu est comme eux, il comprendra probablement qu'il est normal que vous mentiez pour sauver un ami, et particulièrement quand il a eu la malchance de tomber sur ce stupide piéton qui a traversé devant sa voiture. Cette compassion envers l'ami sera d'autant plus forte que vous leur indiquerez dans quel état est le piéton. Ce sont eux qui demanderont "le piéton est-il mort ?" avant de se prononcer, jugeant que si le piéton est gravement atteint, voire mort, il sera d'autant plus utile d'aider leur ami; si il est légèrement atteint, il peut hésiter. Le pourcentage de ceux qui ne témoigneraient pas pour leur ami tombe ainsi à 73% en France, 68% au Japon, 61% en Grèce, 44% en Russie, 32% au Vénézuela...

Quels rapports avec le management des entreprises ?

Fons Trompenaars constate que plus les entreprises deviennent globales et internationales, plus elles adoptent des modes de pensée universalistes. La mondialisation porte avec elle une conception universaliste des affaires : la loi est la loi, le contrat est le contrat, la procédure est la procédure, et elle prévoit tout, et tout le reste est inimaginable. Dans ces environnements les professions juridiques et les avocats prospèrent. Le gros inconvénient de ces cultures, c'est l'ignorance des relations humaines et personnelles. Le contrat est définitif et prévoit tout pour les universalistes, alors que pour le particulariste, il sera préférable de rester un peu vague, permettant des interprétations diverses en fonction des circonstances.

En fait, cet universalisme, il démontre ses faiblesses quand on va s'intéresser aux relations avec les clients et avec les collaborateurs : c'est justement parce qu'on en fait plus que prévu par le contrat que la relation client est entretenue et fidélisée. Avec les collaborateurs, c'est la même chose, et c'est cette relation non écrite de respect et d'écoute qui fait la motivation des collaborateurs dans leur travail. Contractualiser et tout encadrer, par exemple avec ces systèmes trés universalistes d'évaluation des compétences et de la performance, avec calculs toujours plus sophistiqués des critères de variabilisation, c'est parfois risquer d'obtenir l'effet inverse à celui recherché, surtout dans des cultures justement particularistes.

  C'est pourquoi les méthodes de management, des ressources humaines notamment, qui sont copiées sans réfléchir sur les pratiques anglo-saxonnes ont souvent de fortes chances d'échouer dans les pays comme la France, ou autres à culture plus particulariste.

Ceux qui ont bien senti ces deux pôles culturels vont bien sûr tenter de trouver un bon compromis entre les deux : ne pas tomber dans la rigidité et la bureaucratie, mais en même temps ne pas sombrer dans le chaos, le manque de stratégie et de direction d'ensemble. Ce modèle culturel idéal d'entreprise n'existe pas sur étagère. Il est à réinventer à chaque fois. C'est ce qui rend l'exercice du management d'entreprise passionnant.

En tous cas, pour éviter toute tendance trop contraignante, un bon truc est de  vérifier que, dans l'entreprise, quand un problème survient, qu'une solution est recherchée, on peut encore laisser un peu de place à l'imagination, aux relations humaines, et ne pas tout chercher dans l'application des procédures et des règles.

En fait, cela consiste à avoir le droit de demander "le piéton est-il mort ?" . Le jour où l'on a l'impression que cette question idiote est interdite, ou mal venue, c'est que l'entreprise est en grand danger.

Nota : il paraît qu'il n'est pas mort, en plus...

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