Sublimes mobiles
L'âge de la mobilité

Le château de Frankenstein

Frankenstein2_2 Frankenstein, ceux qui ont lu Mary Shelley ou vu les films, savent que ce n'est pas le nom du monstre, mais celui du médecin, baron de surcroît, habitant un château, et qui  déterre les cadavres et vole les pendus pour réaliser un homme, qui prendra vie grâce à la foudre tombée du ciel.

Un seul Frankenstein dans son château, c'est déjà la frayeur garantie. Alors, imaginons des dizaines de Frankenstein ensemble, dans le même endroit pendant une journée...

J'aurais pu m'y croire cette semaine en commençant une telle journée ...

De quoi est ce que je parle ?

De débats entre Directeurs des Ressources Humaines de grands groupes, se benchmarkant entre eux, et s'interrogeant sur les enjeux et les pratiques de la mobilité dans les entreprises, et notamment sur l'impact de cette mobilité sur la fabrication des meilleurs talents et des leaders. Et moi, chargé d'animer les débats.

La mobilité est devenu un levier fort de la compétitivité des entreprises; pour la plupart, elle est la contrepartie indispensable aux ruptures, transformations, et changements qu'elles connaissent : des métiers disparaissent, d'autres émergent, et le territoire de jeu est de plus en plus mondial.

Mais, au-delà de cette mobilité que l'on pourrait appeler contrainte par la stratégie, il y une autre forme, guidée par un objectif plus managèrial : fabriquer les leaders de demain. Les deux objectifs se confondent d'ailleurs car, sans leaders en suffisamment grand nombre, la croissance est difficile, et la compétitivité de cette croissance aléatoire. Les entreprises ont besoin de leaders forts et de qualité pour devenirs les leaders de leurs marchés.

On ne naît pas leader, nous disent tous les DRH, on le devient, et le DRH, comme le dirigeant, se sent comme un docteur en train de construire ces leaders. Rien ne se fait tout seul, même s'il faut laisser un caractère libéral au système : on ne fera pas boire un âne qui n'a pas soif. La fabrication du leader suppose deux choses : un bon processus de gestion des talents dans l'entreprise, mais aussi des candidats motivés et ambitieux.

Alors, il s'agit de repérer le plus tôt possible ceux qui seront les dirigeants, et de leur faire faire les parcours qui leur permettront de révéler leurs talents, comme "un exercice de pâte à modeler", dira l'un de nos interlocuteurs. Ainsi, il nous a présenté quelques CV de ces créatures qu'il a façonnées : Marie est passée d'un poste de RH en Finlande, à un poste de Marketing au Japon, puis encore autre chose pour remplacer pendant un an une collaboratrice en congé de maternité dans un autre pays du bout du monde. Marie a à peine plus de trente ans, elle prend de la puissance dans ce Groupe prestigieux, on sent combien Docteur Frankenstein croit en elle; pas besoin d'attendre la foudre tombée du ciel, elle est déjà bien vivante.

Un Groupe représenté nous a indiqué qu'il avait mis en place quelques règles et astuces pour aider ce processus de mobilité et de brassages créatifs :

" Nous réservons, dans chaque Direction, un "sur-budget" pour permettre d'embaucher des talents exceptionnels, même si nous n'avons pas de poste pour eux à ce moment. On se constitue un stock de talents".

" Pour les recrutements, internes ou externes, dans chaque pays, nous réservons 10% environ à des collaborateurs non issus du pays recruteur : des non-italiens en Italie, des non-français en France,...Ainsi nous sommes vraiment un Groupe mondial, qui intègre des cultures différentes".

Repérer les talents qui feront les leaders de demain, cela se fait trés tôt : tel autre groupe mondial, dans les services financiers, présent dans 53 pays, avec plus de 100.000 collaborateurs,  recrute chaque année de nombreux juniors dans tous ses métiers, et globalement plus de 20.000 personnes par an. Un processus de suivi des meilleurs, une architecture de "succession plans", des "people reviews" structurées, tout est en place pour faire émerger rapidement les meilleurs : " Lorsqu'un collaborateur atteint environ 32 ans, nous savons s'il est éligible ou non à des fonctions de Board".

Ce système existe d'ailleurs aussi dans les grands réseaux d'audit de conseil : trés vite , en moins de dix ans, vous êtes parmi les élus, ou potentiellement élus, de la Partnership, et passé un certain âge (autour de 30 ans également), vous savez que vous ne pourrez plus jamais y prétendre, et qu'il vaut mieux chercher autre chose.

Alors, pour mener à bien cette tâche, tous les DRH l'ont répété : il est dangereux de passer 80% de son temps à s'occuper des colaborateurs en difficulté, pour tenter de les faire progresser. Il faut garder l'essentiel de l'énergie pour booster et faire progresser au plus haut niveau les meilleurs, ces 10 à 20% qui occupent le haut du panier.

Tel autre Groupe nous a expliqué combien "la mobilité est naturelle, et abordée systématiquement dans les entretiens professionnels, où l'on parlera toujours du poste d'aprés..."

Tel autre s'efforce de communiquer en permanence sur les mobilités réussies, les parcours vers le haut, ces "trains qui arrivent à l'heure, et même en avance".

Cette démarche élitiste, où la fabrication des talents devient un process stratégique et assumé, elle peut heurter certains observateurs ou acteurs.

On est tellement habitués, surtout en France, à croire que les leaders se fabriquent par les diplômes et l'ancienneté, plus parfois des notes, comme à l'école, que l'on peut avoir du mal à comprendre ces démarches. Et puis on préfère ceux qui échouent à ceux qui réussissent (dont on se méfie...).

Ces démarches volontaristes ne relèvent pourtant pas de volontés démoniaques, ni de pratiques à la Frankenstein. Ce ne sont ni des cadavres, ni des pendus, qui constituent le matériau de nos fabricants de leaders, mais au contraire les collaborateurs les plus vivants, plein d'énergie, de potentiel, et ceux sur lesquels l'entreprise mise beaucoup.

On le constate en organisant de tels débats, cette compréhension de la compétition, cette guerre des talents, ces politiques actives et encouragées de mobilité interne et externe, gérée selon un processus trés libéral, elle constitue la méthode moderne et innovante de nos entreprises d'aujourd'hui.

Si l'on peut être effrayé, ce n'est finalement pas par les pratiques qu'utilisent ces entreprises innovantes et leaders, mais au contraire par les retards des autres, par exemple dans notre secteur public, ou dans certaines entreprises rétrogrades. Les plus talentueux des collaborateurs le savent , ils sauront trouver les entreprises qui les aideront à grandir , et fuieront les autres.

" Notre stratégie de leadership mondial nous impose de faire émerger des leaders plus vite que nos concurrents, et, surtout, de les fidéliser" témoigne l'un des groupes.

Alors , finalement , les châteaux des Frankenstein, ce sont plutôt les autres, ceux qui ne savent pas gérer les talents, ni les faire émerger et se développer, qui croient encore aux diplômes et à l'ancienneté, et qui ne récupéreront, eux, avec certitude, que les cadavres et les pendus, sans parvenir à faire tomber sur eux la moindre foudre de vitalité....Frankenstein_2  

 

Commentaires

FJM

Sans vouloir tomber dans le négativisme, est-ce que cette sélection n'a pas des effets pervers sur ceux qui auraient voulu, mais n'en font pas partie; ceux qui ont 33 ans et un peu plus et à qui l'on dit qu'ils ont dépassé la limite d'âge... Dans votre note, on a l'impression que "repérer les talents qui feront les leaders de demain" cela veut dire "négliger la force de travail globale de l'entreprise d'aujourd'hui". Même si je suis absolument d'accord sur l'esprit de la démarche, il me semble que le type d'entreprise dont vous parlez ne s'encombre plus vraiment aujourd'hui de ceux dont la présence n'est pas indispensable, ou au moins utile. Il n'y a pas que les "hauts potentiels" qui contribuent à la marche de l'entreprise, de l'administration, du système, et demotiver 80% au profit des 20% prometteurs (et dont un certain nombre vont partir à la concurrence) n'est pas forcément le plus productif à long terme.

Zone Franche

Le commentaire précédent me permet de compléter cette note. Merci à son auteur.

Quel effet sur "ceux qui n'en font partie, et qui auraient voulu en être" ?
En fait, les entreprises qui appliquent ces politiques ne disent pas qu'on va leur dire qu'ils ont atteint la limite d'âge. Il est parfaitement possible de travailler et de se développer dans l'entreprise sans être top leader, ni accéder aux postes du board.Ces profils vont probablement plus s'orienter, avec le temps, vers des fonctions d'experts,qui sont également trés utiles, ou de management d'unités de proximité.
L'art est justement de ne surtout pas les démotiver, mais de bien distinguer les filières qui permettront à chacun de se développer selon ses talents.

Par contre, ceux qui sont repérés pour leur potentiel, et qui seront suivis avec soin, sont ceux que l'on va imaginer aux postes les plus élevés de l'entreprise, les boards : heureusement que tout le monde ne va pas dans les fonctions de board, car alors il n'y aurait plus personne à manager...

concernant ceux qui" vont partir à la concurrence", c'est la loi du marché et du libéralisme salutaire, et peut être que ces mouvements seront finalement bénéfiques pour tout le monde: General Electric est ainsi particulièrement réputé pour avoir fourni des PDG de valeur à d'autres entreprises, qui ont récupéré les candidats malheureux aux postes de Chairman : Quand Jack Welsch a été remplacé par Jeff Immelt, immédiatement certains dirigeants, qui se savaient prétendants, sont partis ailleurs, comme PDG d(autres Groupes. General Electric ne considère pas ces mouvements comme un drame, mais au contraire comme une respiration nécessaire, qui permettra à des jeunes de l'entreprise, qui viennent juste derrière, d'occuper plus vite les postes de dirigeants suivants, sans être bloqués par les anciens qui rechercheraient une seconde chance et bloqueraient la promotion des meilleurs plus jeunes (c'est pas comme en politique, et il suffit d'observer les dégâts que cela produit).
C'est donc au contraire trés productif pour le long terme, et la promotion des meilleurs.

C'est comme dans La Marseillaise (couplet ajouté en 1792 par un auteur inconnu ):

"Nous entrerons dans la carrière,
quand nos aînés n'y seront plus;
nous y trouverons leur poussière,
et la trace de leurs vertus".

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