L'histoire de la légère goutte d'huile
12 juin 2007
Ça se passe au XVIIIème siècle, en 1774, et pourtant cela évoque des circonstances très modernes.
Elisabeth Badinter relate ces évènements dans son dernier ouvrage, tome 3 des « Passions intellectuelles », consacré à la « volonté de pouvoir ».
En 1774, à la mort de Louis XV, le jeune Louis XVI, tout juste 20 ans, fait entrer au gouvernement, d’abord à la Marine
Turgot, ami des philosophes et intellectuels, c’est l’incarnation de la rupture. Son inspiration, ses convictions, il les tire de ses maîtres à penser, notamment Vincent de Gournay, elles ont un nom : le libéralisme.
Il voit dans le commerce et l’industrie les véritables richesses de l’Etat, et est convaincu que le gouvernement ne doit jamais intervenir ni sur l’un ni sur l’autre. Il prône la liberté du travail, l’impôt unique.
Pendant treize ans, avant d’être nommé ministre, il a été intendant de la généralité de Limoges, un des départements les plus pauvres et les plus grevés d’impôts, et il a eu le temps d’expérimenter ses idées : diminution de l’impôt principal (la taille), remplacement des corvées (qui pesaient sur les plus démunis) par un impôt sur les propriétaires terriens, sans oublier la politique sociale (aumônes par temps de disette, établissement d’ateliers de charité,…).
Il arrive donc à ce poste de ministre des Finances avec une superbe réputation.
Il semble avoir tout pour réussir : la volonté, la détermination, le courage, les idées claires sur ce qu’il veut faire (mettre fin aux privilèges, aux corporations, libérer le commerce et l’industrie, suppression des règlementations, notamment sur les grains) et tout ce programme qu’il a en tête il est déterminé à le faire, et il conduira les réformes à bon train.
Et pourtant, à peine deux ans après son arrivée, il sera révoqué, en 1776, après s’être mis à dos tout le monde.
Que s’est-il passé ?
Grâce aux témoignages écrits et lettres de l'époque (on s’écrivait beaucoup en 1774, sans internet ni téléphone..), Elisabeth Badinter nous révèle tout, comme si on y était.
Déjà, la physionomie et l'attitude :
" Sa physionomie porte, sansqu'il le sache, un air de dédain envers ceux qui lui paraissent avoir tort"
" Il ne pouvait dissimuler sa haine pour les méchants, son mépris pour la lâcheté; ses sentiments se peignaient involontairement sur son visage, dans ses regards, dans sa contenance".
Ensuite, passons à la manière de prendre des décisions :
" Préparant ses décisions par un examen minutieux de toutes les données, analysant et réfutant les objections, il a de la difficulté à admettre que d'autres esprits se refusent aux évidences qui se sont imposées au sien. Il ne comprend pas qu'on résiste à ce qu'on n'est pas capable de réfuter."
" Ses vues sont bonnes, mais il n'a pas la manière de les faire réussir".
"Il ne sait pas louvoyer et, inébranlable dans la pousuite de ses plans, n'a aucune flexibilité pour savoir se prêter aux opinions des autres".
Résultat de tout ça, Turgot ne va cesser de se faire des ennemis de toute part.
Le premier; le Roi, qui s'agace de sa sécheresse et de son arrogance ("Il n'y a que ses amis qui aient du mérite et il n'y a que ses idées qui soient bonnes" fait remarquer Louis XVI).
De même, à chaque fois qu'il va mettre fin à des privilèges, toucher aux corporations, aux monopoles qui entravent le commerce, il reçoit les cris de ceux qui qui l'accusent de s'attaquer à la propriété. Les nobles vont également s'élever contre ce qu'ils voient comme une atteinte à leur privilège d'exemption d'impôts. Etc...
Plus ses réformes avancent, plus il perd en popularité.
Le bilan est particulièrement douloureux.
Alors, que lui a-t-il manqué ?
Un de ses amis, qui était son condisciple à La Sorbonne, l'abbé de Véri, résume bien dans son journal ce manque de sens tactique et de psychologie de l'action :
"Il lui manque cette légère goutte d'huile qui facilite les rapports humains".
Cette légère goutte d'huile qui vient à manquer, c'est une belle image pour nous rappeler qu'il ne suffit pas, pour gouverner, réformer, ou diriger une entreprise, d'avoir des objectifs clairs (même si cela reste indispensable), mais qu'il y a un petit plus de pédagogie pour convaincre, de souplesse pour négocier.
Bien sûr, il faut aussi le caractère, et Turgot ne semble pas en avoir manqué. Encore faut il que ce caractère ne se transforme pas en rigidité.
A l'heure où l'Etat se veut réformateur, où les chefs d'entreprises et les managers se lancent dans des programmes de changement ambitieux, rappelons leur, pour leur éviter les pièges et les échecs, cette histoire de plus de deux cents ans, celle de Turgot et de la légère goutte d'huile....
En matière de changement, on n'est jamais si bien servi que par soi-même : je vous conseille donc d'aller sur le blog www.surtoutchangezrien.com ou de lire Surtout, ne changez rien qui tente d'expliquer pourquoi nous résistons tant au changement.
Cordialement,
Pierre Zimmer
Rédigé par : pierre zimmer | 13 juin 2007 à 15:30
Eh oui, on pourrait appeler cela le "facteur relationnel". N'oublier jamais que nous avons besoin des autres, que nos certitudes sont toujours partielles (et partiales), et que les comportements sont contagieux, pour le meilleur et le pire...
Rédigé par : Marc Traverson | 05 juillet 2007 à 12:32
Ah cette "légère goutte d'huile", ce rien d'onguent ou de vaseline qui rend tout possible, y compris - parfois - des glissades mémorables ! Car en cette matière, comme en tant d'autres, l'abus d'huile risque de rendre les choses poisseuses... Mais, il est bien vrai qu'en l'absence de cette "légère goutte d'huile", rien n'est possible. Un ami américain, spécialiste en management, utilise souvent la maxime suivante : "Deal with the human side first, *** THEN *** tackle the business issue" (Traitez le volet humain en primier chef - la goutte d'huile - *** PUIS *** attaquez vous au sujet à traiter")
Nous voilà donc dans le registre le la PRE-séance, comme condition nécessaire (indispenable) à l'efficacité.
Rédigé par : Jean-Marc | 12 juillet 2007 à 10:42