Conversations volées dans le vestiaire des filles
27 mai 2007
Qu'est-ce qu'on raconte dans les vestiaires de filles ?
On y parle surtout chiffons, bijoux, parfums chics; cette semaine, par exemple, j'ai appris les secrets pour réhausser et illuminer le bronzage grâce à des fards chocolatés...on en mangerait.
Mais, dans ce vestiaire de filles, on parle aussi de plus en plus de management et de travail...
Un vestiaire trés tendance, c'est le supplément du Figaro, "Madame Figaro" (cette semaine, pour le même prix, on a aussi "Mademoiselle Figaro", un peu la même chose mais les publicités pour crèmes anti-rides sont remplacées par des publicités pour NRJ, MTV, et des bijoux en plastique...).
Le sujet Management de la semaine, c'est "Travail, quelle affective êtes-vous ?", présenté comme une "enquête" par Flavia Mazelin Salvi.
En fait d'enquête, Flavia s'est surtout entretenue avec Hélène Vecchiali, qui, aprés une carrière de psychanalyste, se présente maintenant comme "psychanalyste et consultante d'entreprise". Et puis il aussi des témoignages, par exemple celui de Claire, 41 ans :
" Au bureau aussi, je suis une affective : j'ai besoin qu'on m'aime !"
Et elle explique comment elle a été "anéantie" parce que son boss n'a pas soutenu son projet...
Le sujet de cet entretien-enquête, c'est ce dilemne entre raison et sentiments, entre le côté sèrieux du travail professionnel et le côté affectif, émotionnel, de la personne humaine (et on nous fait comprendre que les femmes sont particulièrement concernées...).Cette histoire ne date pas d'hier ("le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas"; le cerveau droit et le cerveau gauche, etc...).
Alors, que nous dit Hélène de nouveau ?
" Les cloisons entre univers professionnel et domestique ayant disparu progressivement depuis les années soixante, le travail est devenu un lieu où l'on s'investit émotionnellement. La notion de bonheur, après s'être développée dans la famille, a gagné la sphère professionnelle."
Alors, face à ce besoin croissant de reconnaissance des collaborateurs, les experts proposent leurs bonnes recettes.
Le psychiatre Eric Albert, président de l'Institut français d'action sur le stress, ménage chèvre et chou :
" Sans affect on ne trouve ni motivation ni plaisir à son travail, mais trop d'affect épuise et rend inefficace".
Hélène ose, pour parler des conflits au travail, où la part d'affect devient importante, une comparaison audacieuse :
"En cas de conflit ou de rupture, il faut pouvoir se comporter comme des parents divorcés qui s'entendent dans l'intérêt de l'enfant. L'enfant étant ici le travail ! C'est pourquoi les territoires - privé et professionnel - doivent être clairement délimités et les règles du jeu clairement énoncées, pour éviter malentendus, chantages affectifs et autres règlements de comptes".
Tous ces commentaires évoquent des situations plus ou moins connues par les praticiens de l'entreprise.
Mais la partie la plus troublante de l'article c'est une galerie de portraits-types de cadres d'entreprise (l'article ne nous dit pas d'où ça sort); il y a du côté des masculins le rouleau compresseur (qui distribue les déclarations d'amour et les coups de gueule), le coffre-fort (qui cache ses sentiments), et du côté des portraits féminins la victime (se plaint tout le temps), la maternante (la maman de son équipe), la comédienne (celle qui fait tout son cinéma en toutes occasions), la transparente ( qui raconte sa vie intime à tout le monde)...
On le sait bien,ces caricatures servent généralement à se moquer de ses collègues de bureau : mais oui, la comédienne, c'est tout Jacqueline, et ce coffre-fort, c'est ce salaud de Bidochard, le chef du personnel qui ne veut pas me signer mes congés..On se croirait dans un sketch de Muriel Robin. La mentalité Dilbert ne cesse de faire des ravages...Tant que cela reste une distraction sans conséquence, aucun danger...
Mais on peut aussi s'interroger sur ce que ce genre d'"enquête" apporte à l'image de l'entreprise ..Probablement pas que du bien : les caricatures et les "conseils" psychologiques superficiels ne font que renforcer cette image de l'entreprise "prison psychique", où les tempéraments les plus extrèmes s'affrontent...Et puis, cette féminisation du sujet est toute aussi dérangeante, car elle renforce les stéréotypes masculins et féminins, alors que les comportements en entreprise ne sont pas seulement dictés par le sexe...
Ce genre d'article anodin est bien représentatif de la façon de représenter l'entreprise pour le grand public : on n'y parle pas du sens de l'entreprise, ni du projet porté par sa communauté humaine, mais l'on se concentre sur un jeu de rôles assez débile, où tous les personnages ont l'air de psychopathes...Le fait que la clientèle cible de telles "enquêtes" soit précisément les femmes ne risque-t-il pas aussi de renforcer celles-ci dans le sentiment que "l'entreprise n'est pas un monde fait pour elles" ?
C'est sûr que cela renforce le fond de commerce des psychiatres et psychalystes, qui se prêtent avec complaisance à ce type de papier, au risque de dévoyer leur professionnalisme, mais ne risque-t-on pas, en inculquant un tel cynisme aux cadres de l'entreprise, et notamment à leurs collaborateurs féminins, de rendre encore plus difficile la tâche de ceux qui essayent tant bien que mal de faire fonctionner ces entreprises ?
Bien heureusement, toutes les femmes cadres d'entreprise (notamment celle-ci) ne passent pas leur temps dans ce genre de vestiaires de filles, et nombreuses sont celles qui contredisent chaque jour ces caricatures...
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