Insuffle-moi !
16 décembre 2006
L'année dernière, à la même époque, c'était "L'art du management". Cette année le supplément des Echos, pendant cinq semaines, c'était "L'art de la croissance". Et pour la dernière semaine, jeudi 14 décembre, le thème était "la croissance, une affaire de motivation".
Serge Hoffman, directeur chez Bain & Company, reprenant les conclusions d'un article de la HBR (Harvard Business Review) citant la réussite de Dell, nous y démontre que les entreprises trés performantes, celles qui font le plus de croissance, sont celles où "la culture est forte". L'article a pour titre "L'élan qu'insuffle une culture forte";
Prêts pour l'extase ?
Et c'est parti pour décrire de façon complètement théorique les dites entreprises, avec un lyrisme inhabituel dans les cercles du management :
"Elles ont une personnalité unique, une "âme" qui ne peut être inventée ou décrétée, ni copiée, ni transplantée. Fondé sur des valeurs partagées et sur une histoire, le caractère d'une entreprise ne se découvre que de l'intèrieur."
Suit la liste des "six attitudes-valeurs" qui permettent d'en faire autant (je croyais qu'on ne pouvait pas copier ?) : Savoir ce que gagner veut dire, Regarder dehors, Penser et agir en entrepreneur individuel, Donner la place aux individus et leur faire confiance, Donner du courage (trop fort!), Respecter les différences (trop beau!). Quelle belle leçon de savoir-vivre en entreprise!
Et puis aprés, il y a les 5 étapes pour conduire le changement culturel (ah, ces consultants classiques, il y a toujours des étapes, comme au tour de France..) : Se connecter avec le terrain (ça veut dire nommer aux postes clés les hommes et les femmes les plus compétents pour mettre en lumière et en action les nouvelles valeurs...quelle audace dans les propositions..), Utiliser des symboles forts pour faire passer les messages (par exemple, quand la direction générale renonce au chauffeur...oui, chez Bain, on aime les comportements vraiment révolutionnaires..) , Aligner l'organisation sur la culture (n'oubliez pas votre règle), "Casser" le terrorisme culturel (ça veut dire éliminer ceux qui sont récalcitrants, parce que faut pas exagérer non plus, hein ?), Mesurer les évolutions (ça finit toujours par des tableaux de bord ces histoires..).
Convaincus ?
Bof !
Ces fausses démonstrations, basées sur les déclarations d'un manager interviewé en bas de chez lui, ici Michaël Dell, sont la seule source de ce jugement péremptoire sur les origines de la croissance et de la performance. Tous les gurus nous font la même chanson, et trouvent toujours le dernier truc à la mode, sans aucune argumentation scientifique sèrieuse entre la cause et les effets.Sans parler de l'indigence des pseudo propositions. La lecture de Pfeiffer et Sutton nous apprend , dans leur dernier ouvrage (Hard Facts), dont j'ai déjà parlé, à nous méfier de ce genre de démonstrations fausses.
Au-delà de cette imposture, il est intéressant de constater combien ces histoires de "culture" et de "valeurs" envahissent les discours managériaux (et même politiques, si l'on écoute les Ségolène, Sarkozy et Bayrou dans leurs déclarations lyriques sur le nouveau souffre qu'ils sentent venir avec eux pour réveiller la France).
A croire que l'on a tous envie d'exorciser les excés des années 90 qui nous ont râbachés des histoires de performance, de valeur pour l'actionnaire, de résultat, ...
Non, maintenant, on est dans le soft, la culture, la place à l'individu et à l'être humain, on invoque les philosophes, Montaigne, Gandhi,...il suffit de tendre l'oreille dans les comités de Direction de certaines entreprises, on se croirait dans une réunion d'évangélistes !
Rien de répréhensible bien entendu à ce type de préoccupations, surtout si elles sont sincères, et surtout traduites dans les faits.
Mais, malheureusement on est souvent déçu, justement, par le manque de traduction concrète dans les faits et les modes de management, de ce type de posture.
On me parlait cette semaine d'un dirigeant qui avait le "tic" de parler en permanence d'éthique à ses collaborateurs, tout en se comportant en tyran avec eux, impatient de faire passer ses idées, sans écouter ni la contradiction, ni les propositions nouvelles : l'éthique de faire comme ce que je te dis, et de ne pas la ramener...
C'est pourquoi on fait dire un peu n'importe quoi à "la culture" et aux "valeurs" de l'entreprise.
Ces dangers sont notamment bien mis en évidence dans un petit ouvrage récent de Gérard Regnault, "Valeurs et comportements dans les entreprises françaises", qui nous montre combien toutes les "chartes de valeurs" et autres engagements sur la "Responsabilité Sociale de l'Entreprise" se réduisent à un discours rédigé par une Direction Générale autocratique et une agence de communication, sans concertation avec les collaborateurs, qui souvent ne se retrouvent pas dans ces déclarations, et n'en perçoivent pas la traduction dans les comportements effectifs de leur hiérarchie, et rejettent donc en bloc ce qu'ils considère comme un mauvais cinéma.
Plus dangereux encore, les entreprises qui inscrivent dans ces chartes et déclarations des phrases creuses qui ne font que reprendre, avec plus de flou, des exigences qui figurent dans la loi, droit du travail, droit de l'environnement.Par exemple toutes ce déclarations d'intention sur le droit à la formation, ou sur l'équité et le respect de la différence entre personnes.
Ainsi dans le dernier rapport annuel sur le Développement Durable d'Alcatel, on trouve une belle déclaration sur l'équité hommes/femmes (sans citer la loi de 1983 sur le sujet), et, comme apparamment on n'y est pas encore, l'action mise en exergue, c'est l'engagement personnel de Serge Tchuruk sur un programme qui a l'air sympa, mais dont on ne donne pas trop de détails, "les femmes et le leadership"...Ouais...
L' auteur, sociologue, voit dans ses pratiques une forme de défense des entreprises contre tout ce qui pourrait constituer une contrainte de la part du législateur pour imposer des obligations nouvelles, et risquer des sanctions. Car il est vrai que toutes ses chartes et pseudo engagements, comme ils sont volontaires, permettent de se donner bonne conscience, sans risquer quoi que ce soit si on y contrevient (sauf le risque de perte de réputation si l'imposture est trop grosse).
Ils sont un message vers le législateur : "monsieur le policier, inutile de prévoir des sanctions et des lois, regardez comme je suis une entreprise toute gentille, pleine de valeurs et de culture toute sympathique pour mes collaborateurs !" Et après avoir installé cet écran de fumée, on peut faire ce que l'on veut.
Peut être que les plus grandes entreprises parviennent à concilier leurs déclarations d'intentions et leurs actes, (et il y a heureusement des exemples remarquables), mais l'auteur rappelle que ce sont les entreprises de moins de 250 personnes qui font travailler les 2/3 des actifs du secteur privé, et que dans celles-ci les dangers d'imposture sont plus forts.
C'est pourquoi tous les discours sur les valeurs et la culture, s'ils ne sont pas traduits opérationnellement, ou pire si ils sont contredits par la pratique, sont extrêmement dangereux pour la performance de l'entreprise.
Mais, paradoxalement, de ce danger, le supplément des Echos ne parle pas.
"Dormez, bonnes gens, la culture forte va vous insuffler de l'élan...."
comme disait un chanteur des années 80, "ça plane pour moi !"...
Encore une histoire d'exécution en fait.
Combien la prennent vraiment au sérieux ? Et engagent des actions réelles ?
Probablement moins qu'on ne pourrait l'espérer en entendant et en lisant tous ces discours dans l'air du temps.....
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