Quoi ? L'Eternité
26 décembre 2006
Dans l'entreprise, le temps est toujours trés court, trop court, on y travaille dans l'immédiat.
A force, on s'y habitue, ou on croit s'y habituer.
Prenez les instructions du chef : c'est pour tout de suite, voire pour hier...
Et les consultants le savent peut être encore mieux que d'autres :
Pour quand cette proposition monsieur le client : demain ! ou même ce soir...
Et le consultant à qui le manager demande quelque chose à 12H45, juste pendant qu'il était en train de songer à son déjeuner : bien sûr que c'est pour tout de suite ! Il n'est même pas nécessaire de le préciser (ah bon ?).
Au début, ça peut surprendre, mais aprés on fait comme les autres.
Et les clients : hep, garçon, on peut être servi vite, on est pressé ! ; ma commande ? Bien sûr que c'est urgent...pour Noël..et regardez les têtes, écoutez les remarques agressives de tous ceux qui attendent dans les files d'attentes ...brEEEE...ça fait peur, non ? Quoi que vous ayez à vendre le client le veut "vite". Regardons les achats de Noël, les cris des clients devant les caisses et dans les rayons : VITE ! VITE ! VITE !
Ah la, la...
Oui, l'entreprise, c'est vraiment le monde du "vite, vite"...Qu'on soit client ou fournisseur.
Et je ne parle pas des actionnaires : des résultats, oui, mais tout de suite, s'il vous plaît !
Et l'emploi du temps : surtout, ne perdons pas de temps !
Certains consultants et gurus ont compris le truc, et se sont lancés dans les stages et les ouvrages divers pour "gérer son temps", c'est à dire le plus souvent en faire encore plus en encore moins de temps... Pas toujours facile de trouver des clients ou des lecteurs : les plus concernés avouent "ne pas avoir le temps" de suivre les stages ou de lire ces livres...
Alors, parfois on se prend l'envie de se prendre du temps, de goûter l'infini, l"éternité,...d'être en infraction (?).
Pour un séminaire de gens qui vivent ainsi dans ces moments de temps rapide, rien de tel que le désert. J'en ai fait l'expérience le mois dernier, avec les consultants de PMP : quelle bouffée ! Fixer l'horizon, regarder devant soi sans chercher à y voir quoi que ce soit, et pourtant y voir et y sentir plein de choses silencieuses, oui, quelle expérience.
Et ne pas avoir de "programmes", d'"horaires", de "planning" : essayez, vous verrez les bienfaits .
A 27 ans, Rimbaud, fuyant l'Europe et sa vie, est allé finir les dix dernières années de sa vie (et revenir mourir le 10 novembre 1891, à l'hôpital de la Conception à Marseille) dans le désert, en Abyssinie (l'Ethiopie d'aujourd'hui), pour y chercher quoi ? le savait-il lui même ? Alain Borer , au même âge, est retourné sur les lieux pour en ramener un ouvrage inclassable (paru en 1984) et que j'ai trouvé splendide : "Rimbaud en Abyssinie". Le genre de lecture à emmener dans le désert...et à ramener avec soi au bureau. Un récit de voyage, un essai sur Rimbaud, une réflexion philosophique ? un peu de tout ça, et autre chose.
A un moment de ce voyage, il se met à observer et croit apercevoir
"un homme accroupi, que son immobilité et ses vêtements marron permettent à peine de distinguer de "la steppe d'herbes hautes et de lacunes pierreuses"(citation de Rimbaud). (...) Nous voyons plusieurs hommes et un enfant, entre buissons et rochers, impassibles dans la chaleur. Ce sont les Ogadines que décrivaient Rimbaud : "Leur occupation journalière est d'aller s'accroupir en groupes (...) ils sont complètement inactifs.
La "vraie vie" elle est là, peut être originelle, dans l'essentiel, liée à la terre avec laquelle ils se confondent, dégagée de tout souci superflu et des besoins nouveaux créés par la société temporelle qui les considère à travers notre gros appareil optique. Rimbaud a-t-il tenté d'apprendre d'eux, comme nous pouvons l'apprendre des cultures africaines, à vivre complètement "ici et maintenant", sans l'angoisse ni l'avidité que produisent notre notion d'"avenir" ? On dirait en souriant : quelle ère est il ? Pour les Ogadines, les jours se suivent et se ressemblent; toute successivité est abolie et, avec elle, l'écoulement du temps qui nous emmène dans la course du "progrès". Ils vivent dans un temps suspendu; le passé n'est pas mort : il n'est même pas passé."
Cette leçon du désert, ce n'est pas seulement une pause avant de retrouver la vitesse et le rush de l'entreprise, non, c'est aussi une leçon, probablement, pour regarder autrement ce qu se passe dans ces entreprises, et combien on y manque de ce tempérament d"Ogadines"....
Tiens, encore Rimbaud, je retrouve ce poème, dont j'ai gardé le souvenir :
Elle est retrouvée.
Quoi ? L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil
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Ame sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
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Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon
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Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin
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Là , Pas d'espérance
Nul Orietur
Science avec patience
Le supplice est sûr
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Elle est retrouvée
Quoi ? L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
Mai 1872
Arthur Rimbaud
Oui, des instants d'Eternité, nous en vivons chaque jour, et notre rapport au temps n'est pas qu'une affaire de "gestion" mais de regard et de poésie.
A l'heure où l'on nous parle de plus en plus de "Développement Durable", de nouvelle croissance plus respectueuse du futur, peut être pouvons nous commencer, comme ça, tout simplement, avec un peu de désert et des poèmes de Rimbaud.
Dessiner constamment son horizon, c'est savoir se donner cette capacité à voir loin, à chercher le temps long, à comprendre au-delà de l'immédiate évidence.
En cette période de fêtes, au cours de cette semaine qui est la dernière de 2006, et avant de nous ruer sur 2007, nos agendas, nos rendez-vous, nos instructions, et, "sans qu'on dise enfin", si nous goûtions chaque moment et seconde de cette semaine, comme Rimbaud qui observe ses Ogadines....juste pour goûter cet "ici et maintenant" et regarder l'avenir sans "angoisse, ni avidité"...
Pas besoin d'aller en Abyssinie pour ça.