Pourquoi le pays des marionnettistes est-il un enfer ?
16 septembre 2006
Dans les grandes organisations, celles où il est, paraît-il, le plus difficile de trouver de la satisfaction à son travail, il y a un endroit particulier et mystérieux où n'ont le droit d'entrer que les "happy few ".
Il est généralement meublé plus chic; les tenues vestimentaires de ceux qui le fréquentent sont plus soignées (mais pas toujours), il y a surtout des hommes, pour la plupart plus trés jeunes, mais bien de leur personne, dans la coiffure, dans la tenue.
Cet endroit c'est celui qu'on appelle "le Siège", ou bien "La Direction", "Le Corporate".
Si vous avez l'occasion ou la chance de franchir le seuil de cet endroit, prenez le temps de compter combien de personnes y travaillent . Vous détiendrez alors généralement un indicateur trés fiable du niveau de fun de l'entreprise où vous êtes : plus ils sont nombreux, plus les employés de l'entreprise (ceux qui ne sont pas dans ce Corporate) sont tristes et démotivés.
La raison : ces "Corporate men" sont en fait les marionnettistes des autres .
Ils sont ceux qui croient que, placés là par Dieu ou le Conseil d'Administration, ils doivent prendre toutes les décisions les plus importantes. En fait toutes les décisions qu'ils vont prendre sont autant de liberté et de pouvoir qu'ils enlèvent aux autres collaborateurs. Or, c'est précisément cette capacité à décider et cette liberté qui rend le travail excitant. D'où toutes les frustrations.
En fait, chaque fois qu'ils prennent une décision, ils empêchent un autre collaborateur de contribuer effectivement à l'efficacité de l'entreprise. Evidemment, certains de ces marionnettistes sont des acharnés : ils adorent tirer en permanence sur les ficelles et jouissent de voir s'agiter en désordre les corps désarticulés de leurs subordonnés. Les postures les plus drôles sont obtenues quand on tire plusieurs ficelles dans des directions opposées... Oui, ces jeux de marionnettes sont une source de jouissance inépuisable.
Et puis, pour les aider dans ces exercices de ficelles, ils ont prés d'eux ce que l'on appelle les "fonctions support" : plus il y en a, plus le théâtre de marionnettes est agité... Effet agravant quand , en plus, car cela arrive malgré tout quelques fois, ces fonctions support sont occupées par des personnes compétentes et intelligentes.
L'effet est bien sûr le plus visible quand vous quittez ces personnes soignées et que vous allez observer sur le terrain les marionnettes elles-mêmes : que c'est drôle de voir ce Directeur de Business Unit, les yeux et les épaules d'un chef, qui appelle la Direction des Achats pour approvisionner le savon des toilettes, qui envoie de longs mails à la Direction Juridique pour relire le contrat qu'il veut signer avec le traiteur qui va organiser la soirée annuelle de l'usine, qui attend avec anxiété les deux signatures autorisées de la Direction des Ressouces Humaines pour pouvoir embaucher une secrétaire.....
Mais, me direz vous, il faut bien qu'on ait cette expertise, non ? C'est utile une Direction des Achats, une Direction Financière, une Direction des Ressources Humaines. Bien sûr, mais quand on constate que dans tel grand groupe la Direction dite Centrale des Ressources Humaines comprend 1500 personnes, il y a parfois de quoi se demander si les marionettistes n'y vont pas un peu trop fort ...
Et puis, ce sentiment de frustration, il est souvent présent, et quand on évoque ces fameuses fonctions "Corporate" que de belles histoires on entend dans les unités opérationnelles : "Ce sont les gens qui font des réflexions stratosphériques", ce sont "ceux qui ne comprennent rien à la réalité de l'entreprise", ce sont "ceux qui ne savent pas ce qu'est un client car ils n'en voient jamais"...
Entendu encore récemment, dans un Groupe de Distribution : "Quand je suis arrivé dans cette entreprise, au Siège, on m'a fait faire un tour des fonctions de l'entreprise; mais on ne m'a envoyé dans aucun magasin".
Oui, ce pays des marionnettistes, c'est un pays qui ressemble à l'Enfer pour les employés de terrain.
Alors, comment faire ?
Comment à la fois disposer des compétences et des expertises, et ne pas voir régner la dictature des marionnettistes ?
Ce serait trop beau si il existait une réponse simple et unique; mais on peut quand même recenser quelques pratiques gagnantes, malheureusement encore peu déployées dans nos entreprises.
La réponse la plus évidente que l'on entend, c'est celle de la délégation : autoriser les collaborateurs et unités à engager l'entreprise jusqu'à un certain seuil : tu as le droit d'embaucher une secrétaire, mais pas deux. Tu peux bien sûr commander sans demander l'avis de personne tout le savon que tu veux, mais pas les torchons,....
En fait cette réponse est une vaste blague, qui consiste à déléguer les décisions les moins intéressantes au terrain, les petites choses, mais à se garder avec gourmandise tout ce qui est vraiment important.
Non, le vrai sujet, c'est comment faire pour que les décisions importantes, justement, ne soient pas réservées à une poignée de personnes.
Alors, explorons les solutions vraiment innovantes :
1- Première série d'actions efficaces : supprimer les Directions Centrales.Et après on voit. Il ne s'agit pas d'actions de "productivité", il s'agit d'éliminer purement et simplement les activités, et de redonner tout ça au terrain. Déployer les expertises sur le terrain, c'est placer les experts dans les équipes opérationnelles directement.
Oui, mais ici se réveille le contestataire, celui qui résiste au changement, qui aime qu'on fasse toujours pareil , parce que "on a toujours fait comme ça" : on va avoir trop de monde, il vaut mieux un expert en central que 15 experts répartis dans 15 unités.Ah oui, pourquoi ? Mais parce que ça coûte trop cher !
Ah, oui, mais les managers dans les unités que vous laissez dans l'incapacité de prendre vite les bonnes décisions avec leur équipe, qui doivent toujours attendre que l'expert ait donné son verdict, qui parfois attendent tellement que le client est parti ailleurs avant que la réponse n'arrive, ça, ça ne coûte rien ?
Je me rappelle d'un Groupe où les dirigeants locaux ne connaissaient pas la Trésorerie de leur entreprise, ni de leur unité. En fait ces dirigeants assistés ne pouvaient jamais prétendre accéder aux fonctions de Direction Centrale, car "ils ne connaissaient rien à la finance"; Conclusion : tous ces talents étaient gâchés, et on ne savait plus trop quoi faire de ces directeurs opérationnels quand il commencaient à être un peu trop vieux.
Mais, parfois, un autre problème se pose : on ne trouve pas autant d'experts qu'on le voudrait.
D'où une deuxième série d'actions :
2- Créer les task forces et les Réseaux partout dans l'entreprise : C'est une démarche vaiment excitante pour tous ceux qui ont l'occasion de la vivre. Il s'agit de créer dans le Groupe les solidarités, les coopérations qui permettront d'échanger en permanence les savoir-faire entre les unités.
Par exemple, dans ce type d'approche, un cadre se voit attribuer pour 80% de son activité une fonction opérationnelle, et pour 20% il participe à des "task forces", ou "Réseaux d'experts" sur un sujet où il met son expertise au service de tous. Dans un autre grand Groupe, des "Action Learning Programs" se mettent en place, qui réunissent des cadres de haut potentiel pour réfléchir et apporter des propositions à des sujets stratégiques pour l'entreprise. Dans d'autres entreprises, on va créer des "résaux d'entrepreneurs", pour faire remonter du terrain tous les sujets et propositions pour rendre l'entreprise meilleure.
Un élément fort de ces démarches, c'est que la participation à ces réseaux d'experts est souvent basée sur le volontariat : le domaine d'expertise choisi, l'action à laquelle je vais participer, c'est moi qui l'ai choisie, pour servir mon entreprise et aider mes pairs dans l'entreprise; quoi de plus valorisant pour moi, et quelle énergie pour avoir envie de bien faire et de bien servir !
Bon, retour de notre contestataire récalcitrant : oui, mais (il commence toujours ses phrases comme ça; c'est la pluie qui annonce l'orage...), on n'est pas sûr que tous ces experts volontaires soient si experts que ça ! Et puis ces tasks forces, ça prend un temps fou, ça désorganise l'entreprise, et puis,...avec une telle démarche, que va-t-on faire des personnes du Siège ?...
Toutes ces résistances vont devoir être traitées patiemment, personne par personne....Il n'est pas facile en effet de mettre en place ces réseaux, et de faire de l'expertise une matière abondante.
Au point qu'il serait peut être illusoire de croire qu'on va vraiment supprimer les fonctions Corporate.
D'où une troisième série d'actions indispensables pour compléter :
3- Si vous gardez des Fonctions Centrales Corporate, faites les les plus petites possibles, avec des collaborateurs qui ont le sens du service client.
On parle ici de tout ce qui va contribuer à oublier que les fonctions centrales et de support sont des "centres de coût", des "coûts de structure",...C'est Tom Peters qui cite dans ses conférences :
- "Dis Papa, c'est quoi ton travail ?
- Je suis un "overhead"
- !!!"
Et qui propose de remplacer ces termes par celui de "Professionnal Service Firm"; il s'agit de considérer chaque fonction de support comme une entreprise de services profesionnels, avec des clients, des objectifs de satisfaction client, de coût de revient, de qualité de service,...
Plus facile à dire qu'à faire, là encore, car cela touche aussi les comportments : "Quoi, vous dites que moi, le Directeur Financier, je dois être au service des unités !! Mais ce sont plutôt elles qui doivent m'obéir, car l'actionnaire attend ses chiffres ! " Oui, il faut passer un peu de temps, là encore, avec chacun, et chaque équipe.Déjà commencer par identifier quels sont les clients de nos fonctions centrales (certains vont découvrir avec effroi qu'une partie de ce qu'ils font ne sert à personne !!). Et il faut aussi apprendre à lutter contre le syndrôme qui consiste à confondre service et infériorité .
Cependant, quel que soit l'effort, cela en vaut la peine, car cela profite directement à la satisfaction et à la motivation de tous les collaborateurs.
Alors, oui, dépêchons nous d'attacher les mains de tous ces marionnettistes qui nous manipulent, et libérons les énergies de tous les collaborateurs de nos entreprises !
Bonjour Gilles,
J'ai bien lu tous vos articles fort intéressants. Un petit côté sarcastique dans la présentation:) Je trouve votre vision cependant très intéressante. Vous avez rejoint ma blogroll.
@bientôt
Rédigé par : Vanina | 19 septembre 2006 à 11:56