Faut-il déterrer les graines tous les jours pour vérifier qu’elles poussent bien ?
30 juillet 2006
Puisque c’est la période des jeux de l’été, en voici un très simple.
Prenez un dirigeant, d’une entreprise, d’une équipe, d’une business unit, cela peut être vous-même, et posez la question :
« Avez-vous autant de pouvoir, de contrôle, d’influence, sur l’organisation que vous dirigez que vous pensez nécessaire d’en avoir ? ».
Allez, soyez sincère, quelle réponse obtenons nous le plus souvent : NON !
Ce qui suit est souvent passionnant : c’est le dirigeant qui a l’impression que son seul job consiste à faire des discours et serrer des mains ; C’est cet autre qui se sent entouré de subordonnés qui ne comprennent pas ce qu’il veut, et agissent trop lentement ; et cet autre encore qui est convaincu que sans lui, ses collaborateurs n'ont pas assez d'idées .
Certains cas sont plus subtils, comme ce dirigeant qui considère que seuls certains sujets, c’est à dire les plus stratégiques et les plus innovants, méritent qu’il s’y implique complètement, mais qu’il est normal de déléguer un peu plus pour les autres.
Et puis, il en reste qui répondent OUI, convaincus qu’ils exercent un contrôle salutaire et indispensable sur tout ce qui est important. C’est même à ça qu’on reconnaît leur vrai talent de dirigeant, non ? Mais même ceux là répondent plus souvent non, car ils restent avec le sentiment de ne jamais en contrôler assez.
En fait, la question intéressante n’est pas de savoir si les dirigeants manquent ou non de contrôle sur leur entreprise, mais plutôt de savoir s’il est souhaitable que les dirigeants contrôlent leur entreprise.
Que répondez-vous ?
Je vous entend déjà, surtout si vous êtes vous-même le dirigeant, répondre, comme une évidence : OUI, bien sûr. La question elle-même paraît complètement saugrenue à la plupart.
C’est cette envie de s’attaquer aux réponses et idées reçues du management les plus ancrées dans les mentalités qui a conduit deux professeurs de Stanford facétieux, Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton, à écrire leur dernier ouvrage, « Hard facts, dangerous half-truths, and total nonsense : profiting from Evidence-Based-Management ».
Ils racontent une expérience qu’ils ont faite avec des étudiants de MBA auxquels était demandé de superviser un travail fait par un subordonné, consistant à proposer une publicité pour une montre Swatch.
Ces étudiants étaient répartis en trois groupes de superviseurs.
Le premier groupe, appelons-le Groupe des Antoine, ne pouvait pas intervenir sur le travail du subordonné, mais devait évaluer le travail présenté à la fin.
Le deuxième groupe, appelons-le le groupe des Bernard, pouvait voir une version intermédiaire du travail, et répondre à une check-list, et on leur disait qu’elle pourrait servir de feedback au subordonné ; puis on leur disait que, compte tenu des contraintes de temps et des difficultés de communication, ce feedback ne serait finalement pas donné au subordonné.
Le troisième groupe de superviseurs, appelons-le le groupe des Christophe, voyaient exactement la même version intermédiaire du travail, et remplissait la même check-list, mais on leur disait que leurs remarques et commentaires seraient vus et pris en compte par le subordonné.
En réalité, le feedback donné par les superviseurs n’avaient aucun effet sur le travail et n’était pas transmis ; la version finale montrée à chacun des groupes était exactement la même.
Arrive le moment où les groupes de superviseurs voient le travail final, et on leur demande d’évaluer la qualité du produit fini par une note, et leurs talents de superviseurs.
Vous avez deviné bien sûr ce qui est arrivé, mais c’est l’ampleur du phénomène qui a surpris les auteurs de cette expérience.
Les superviseurs du troisième groupe, les Christophe, qui croyaient que leurs remarques avaient influencé la proposition finale de publicité, ont donné une note plus de deux fois supérieure à celle des autres groupes, et s’attribuaient également des notes deux fois meilleures sur leurs talents de superviseurs.
Le seul fait de croire qu’ils avaient exercé leur supervision les a donc amené à croire que le produit final était deux fois plus merveilleux (et qu’ils étaient eux-mêmes deux fois plus talentueux), alors que leur intervention n’avait eu aucun impact !
Comme on aimerait faire passer un tel test à tous ces dirigeants persuadés que leurs interventions sont toujours bénéfiques pour leurs subordonnés, alors qu’ils en surestiment parfois les effets, comme nos Christophe piégés.
C’est un peu comme au Scrabble, ils sont persuadés que grâce à eux, les mots comptent doublent, mais malheureusement l’entreprise n’est pas un jeu de scrabble.
Cette tendance à la surestimation ne serait qu’un petit défaut de vanité sans danger si elle n’avait parfois des conséquences plus graves sur la performance des entreprises.
Nos deux auteurs piégeurs en listent quelques unes, et, parmi elles, les conséquences sur la créativité et l’innovation.
On connaît ces dirigeants qui aiment errer et intervenir sur de nombreux sujets à l’intérieur de leur entreprise, avec cette attitude du type « puis-je aider à quelque chose ? », qui veut souvent dire « faites moi de la place, et écoutez mes explications », certains sont même plus directifs, et imposent leur intervention sans demander l’avis de personne…Peut être devraient ils parfois plutôt se dire « Est-ce que je suis utile ? Est-ce que mes actions, ou même ma simple présence, risquent de faire plus de mal que de bien ? »
Il est très difficile, en fait, pour le dirigeant, de savoir quand il est mieux pour lui, et pour l’entreprise, de NE PAS INTERVENIR, et quand est ce qu’il est bon de poser des questions, de donner son avis.
Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton nous donnent trois conseils tout simples pour s’en sortir :
- Si vous en savez moins que les personnes que vous managez sur le travail en cours, abstenez vous, à moins que vous ne souhaitiez, vous-même, apprendre quelque chose (et non leur dire ce qu’il faut faire). Encore faut-il, bien sûr, se rendre compte qu’on en sait moins que ses collaborateurs sur le sujet (certains pensent, maladivement, toujours tout savoir sur tout).
- Quand un groupe est engagé dans un travail créatif, la plupart des recherches ont montré que plus les figures de l’autorité leur tournent autour, plus elles vont demander des explications, vont donner leur feedback, et moins le travail final sera créatif. Pourquoi ? Parce que le travail créatif exige de fréquents allez retours, de faire des erreurs, de corriger, d’apprendre, et, quand on a l’œil du boss au-dessus de ses épaules on a envie de réussir, donc on fait les choses qui marchent, on fait ce que nous conseille de faire sa grande expérience de boss, et on ne produit plus aucun travail créatif, on ne prend plus de risques, on rabâche toujours les mêmes choses ; l’innovation, dans une telle ambiance, n’a aucune chance de sortir.
Laisser les collaborateurs tranquilles dans ces occasions, c’est une attitude de jardinier avisé. En effet, quand on plante une graine, on ne vient pas la déterrer tous les jours pour vérifier qu’elle pousse bien… Une version encore plus virile consiste à tenter de faire pousser les salades en tirant sur les feuilles : effet garanti !
En pratique,ce deuxième conseil est difficile à appliquer, car les dirigeants et managers considèrent que leur pouvoir dépend d’abord du nombre de personnes qu’ils supervisent, et de nombreuses personnes considèrent qu’une décision prise par un chef est toujours meilleure que celle prise par un subordonné. De nombreux managers pensent aussi qu’ils prennent de meilleures décisions que leurs subordonnés, et que plus ils seront présents, plus ils poseront des questions et proposeront des réponses, plus leurs subordonnés seront meilleurs.
- D’où le troisième bon conseil de s’assurer qu’il n’y a pas trop de managers dans l’entreprise et sur chaque sujet ou projet, que la ligne hiérarchique est la plus courte possible. Evitons de mettre en place ou de faire durer ces organisations où il est quasiment impossible de prendre la moindre initiative car les personnes qui contrôlent votre travail sont elles-mêmes contrôlées par d’autres, elles aussi contrôlées par d’autres qui doivent en rendre compte à ceux qui contrôlent tout…
Trouver ce bon équilibre entre le contrôle et la délégation et la confiance n’est pas le plus simple, et ces trois conseils ne sont qu’une partie du sujet. Le management par objectifs est aussi une réponse, notamment dans un management à l’horizontale.
Ce qui apparaît clairement, c’est que le dirigeant qui se voit comme un sauveur héroïque, brillant, qui, par la seule force de sa volonté et la profondeur de son expérience et de son intelligence, se sent capable de résoudre n’importe quel problème de son entreprise, est un très mauvais pari. Ce type de dirigeant, nous en rencontrons tous les jours, est typiquement celui qui décourage tous ses collaborateurs, emmène son entreprise dans des choix hasardeux, et, le pire, souvent sans s’en rendre compte.
Le monde des entreprises est, nous le savons tous, particulièrement changeant, très compétitif. L’adaptabilité, la flexibilité, l’apprentissage permanent, sont indispensables, même pour les plus petites organisations. Dans une entreprise bien gérée, la recherche des meilleures pratiques, la conduite d’expérimentations, le questionnement permanent, la remise en cause, ne peuvent pas être réservés à un petit cercle de dirigeants. C’est un état d’esprit qui doit pénétrer toute l’entreprise, qui doit constituer une caractéristique générale du management.
Il est donc bien plus efficace de concevoir le rôle de dirigeant comme une sorte de designer ou d’architecte de l’organisation, capable de créer une culture et un ensemble de pratiques qui permettent aux collaborateurs d’être innovants, productifs et de réussir. Tout est affaire d’état d’esprit, et de savoir laisser les autres se développer, faire des erreurs, apprendre, et réussir.
Comme il est difficile, en effet, de construire une entreprise où chacun peut réussir si le dirigeant est lui-même convaincu qu’il doit prendre les décisions les plus importantes, et qu’il sait mieux que quiconque ce qu’il faut faire et comment le faire.
Dernière remarque, les organisations qui ont la malchance d’avoir de tels dirigeants sont aussi celles où l’on s’ennuie profondément, où le « fun » a disparu, car la création, faire des choix, décider des actions, c’est finalement ce qui fait que nous nous sentons un véritable être humain, et non un animal ou une machine. Si nous laissons systématiquement ces activités exaltantes à d’autres, à ces chefs qui savent tout mieux que tout le monde, que nous reste-t-il pour exprimer ce sentiment d’humanité ?
Oui, cette idée de vouloir toujours plus contrôler, quand on est dirigeant, son entreprise, est en fait la meilleure façon de plomber la performance, l’innovation, et la joie de vivre : ça fait beaucoup, non ?
Commentaires