Le diable en habit vert
03 juin 2006
Grande première mardi dernier à l'Académie des Beaux Arts : deux nouveaux académiciens inaugurent une nouvelle section, celle de la photographie. Paradoxalement, alors que le cinéma est consacré comme un des Beaux Arts depuis 1985, la photographie restait oubliée.
Les deux heureux élus sont Lucien Clergue et Yann Arthus-Bertrand, le célébrissime auteur de "la Terre vue du ciel". On ne peut pas dire que l'Académie se soit montrée audacieuse...
La photographie est selon Thomas Bernhard, l'art diabolique de notre temps. C'est écrit dans "Extinction" (1986). J'ai ressorti le livre de ma bibliothèque pour retrouver ce passage qui m'avait marqué :
"La photographie est en vérité l'art diabolique de notre temps, elle nous fait voir pendant des années et des dizaines d'années et la vie durant des visages moqueurs, alors que ces visages moqueurs n'ont existé qu'une seule fois, rien qu'un seul instant sur une photo que nous avons prise sans du tout réfléchir, cédant à une inspiration subite. Et cette inspiration subite a ensuite une influence pour toute la vie, déplorable et même catastrophique. Une influence qu'on ne peut pas supprimer, qui fait que nous sommes poussés parfois jusqu'au bord du désespoir. (...)
Songez seulement à la photo qui montre Einstein en train de tirer la langue. Je ne peux plus voir Einstein sans qu'il tire la langue. Je ne peux pas penser à Einstein sans voir sa langue, cette langue méchante, rusée, qu'il montre au monde entier, oui, à tout l'univers. Et je ne peux pas voir Churchill sans sa lippe méfiante. Bien qu'il soit hautement probable qu'Einstein n'ait qu'une seule fois tirée sa langue, du moins de cette façon méchante et rusée, que Churchill n'ait qu'en ce seul instant où cette unique photo a été prise de lui, avancé la lèvre inférieure avec cette lippe méfiante. Je lis les écrits de Churchill, et sans cesse je ne vois que la lippe churchillienne méfiante, je lis quelque chose d'Einstein et je suis complètement obsédé par la langue qu'il tire et montre au monde entier et, comme je l'ai dit, à tout l'univers. Et je vais jusqu'à croire que ce n'est pas Churchill qui a écrit ces Mémoires mais sa lippe méfiante, que ce n'est pas Einstein qui a prononcé ces phrases qui ont fait bouger le monde, mais sa langue tirée. (...).
Nous maudissons ceux qui sont sur les photographies, parce qu'ils ne nous répondent pas, parce qu'ils ne nous répliquent rien du tout, alors que tout de même ce que nous attendons le plus et dont nous avons le plus besoin, c'est qu'ils répliquent. Nous nous battons en quelque sorte avec des nains réduits à un état microscopique et nous devenons fous. Nous giflons des nains réduits à un état microscopique et ainsi nous rendons fou tout ce qui est en nous. (...).
Faire une photographie signifie railler quelqu'un, dans cette mesure tous ceux qui photographient, même s'ils ont acquis un métier dans ce domaine ou peut-être même un grand art, ne sont autres que des railleurs de l'être humain. La photographie est la plus grande raillerie qui soit, en quelque sorte la plus grande raillerie à l'adresse du monde. "
Oui, d'accord, Thomas Bernhard n'est pas un auteur trés gai...
Mais quand même, ne devrait-on pas se méfier un peu plus des photographes ?
Commentaires