L'entreprise passive-agressive : comment la soigner ?
02 avril 2006
Nous connaissons cette entreprise :
Lors du dernier Comité Produit, un nouveau plan de développement a été présenté par le Directeur du Développement. Le planning est ambitieux, le challenge élévé. Le Directeur Général fait un tour de table : pas de remarques; le lancement et le planning sont approuvés.
A la sortie de la réunion, le Directeur du Marketing vient parler à l'oreille de Directeur Général "Cette précipitation à lancer sans réfléchir suffisamment un produit aussi complexe m'inquiète; les collaborateurs n'y arriveront jamais..... je vais vous faire une note sur ce sujet". Dans le couloir, un jeune chef de produit tout excité, qui est prêt à se donner à fond à ce challenge échange quelques mots avec un directeur de la Recherche, vétéran de l'entreprise : "Ne t'excites pas trop, jeune homme, ici tous les produits sortent en retard; rien n'est prêt; inutile de s'exciter; je te parie que dans moins d'un mois, on va repousser le planning d'au moins six mois...".
Résultat : un mois après, les premières étapes pour lancer ce produit n'ont pas démarré.Le Directeur Général a convoqué un nouveau meeting pour commenter la note qu'il a reçue du Directeur du Marketing, trés pessimiste sur la capacité à faire.
Cette entreprise est celle où aucun conflit apparent ne se manifeste, où le consensus se construit facilement, mais qui est incapable d'appliquer et de mettre en oeuvre les décisions. Tout le monde est d'accord en apparence, mais rien ne change jamais.
Gary L. Neilson et Bruce A. Pasternack, auteurs de "Results", publié en octobre 2005, ont trouvé un terme emprunté à la psychologie des individus pour décrire ce type d'entreprise : l'organisation passive-agressive.
Il est intéressant de comparer cette analyse des organisations avec celles des personnalités, comme si l'entreprise elle-même, collectif humain, acquérait une personnalité propre, susceptible de troubles de même nature que ceux rencontrés par les thérapeutes chez leurs patients.
Pour l'analyse des personnalités passives-agressives, j'ai ressorti l'excellent ouvrage de François Lelord et Christophe André, "Comment gérer les personnalités difficiles".
Ces deux approches analysent-t-elles les mêmes symptomes, et comment se comparent les remèdes ?
Et qu'en déduire pour réconcilier l'entreprise et ses collaborateurs dans un nouveau Pacte ?
D'abord, observons l'organisation passive-agressive;
Quels sont les symptomes ?
Neilson et Pasternack en voient quatre.
1. Les sourires et silences masquent les dissentions internes
L'organisation passive-agressive est typiquement celle où l'on a l'impression que les collaborateurs ont tous dans leur agenda pour la journée : "Assister à une réunion où je hocherai la tête et ne ferai rien".
Cette organisation est donc extrêmement résistante au changement, non pas parce que les collaborateurs y sont mal intentionnés ou subversifs, mais parce qu'il est tellement plus simple de ne pas objecter. La majorité silencieuse est convaincue que les initiatives de changement sont vouées à l'échec, mais elle se tait. Ils en ont tellement vu de ces "Plans super urgents", ces "initiatives super géniales", etc... qu'ils n'y croient plus, qu'ils restent indifférents.
2. Les processus de décision ne fonctionnent pas
Dans l'organisation passive-agressive, il n'est jamais facile de savoir qui a le dernier mot dans la décision finale. Les managers de terrain se méfient des décisions qui descendent du Siège, tentent de les interpréter, les arrangent à leur façon. Aucune sanction ni aucune motivation ne sont en place pour qu'ils se sentent obligés de les appliquer. De même, les seniors managers gèrent comme ils l'entendent leurs collaborateurs, se mettant souvent en situation de négociation des objectifs, des actions à entreprendre.
Résultat : les décisions sont rarement exécutées; au contraire, dès qu'une décision apparaît, tout le monde s'emploie à l'analyser, la contester, la passer au voisin, l'ignorer. Impact assuré sur les délais (non respectés), la satisfaction des clients (on ne lui répond pas), les coûts (on fait meeting sur meeting sans avancer d'un pouce).
3. Les informations nécessaires circulent mal
Dans l'organisation passive-agressive, les managers ont tendance à garder l'information pour eux plutôt que de la partager. Résultat : les managers de terrain et les dirigeants disposent rarement des mêmes informations, et n'évaluent donc pas les priorités et les performances de la même façon. Du fait de manque de cohérence, les mouvements de l'entreprise sont parfois contradictoires. Le manager de terrain se fait sa propre idée des choix à faire en matière de recrutement, marketing produit, investissements, car ils ne comprennent pas les impacts de ce genre de décisions sur le compte de résultat de l'entreprise dans son ensemble.L'information nécessaire ne circule pas correstement dans l'entreprise, et la Direction Générale se sent impuissante.
4. Les systèmes de motivation sont inexistants ou défaillants
Dans l'organisation passive-agressive, les collaborateurs sont peu mobiles. Les promotions se font lentement, et ne dépendent pas directement des performances individuelles. L'organisation ne sait pas distinguer clairement les performances excellentes des performances médiocres. Elle frustre fréquemment les collaborateurs exceptionnels, qui vont avoir tendance à quitter l'entreprise pour rechercher ailleurs des opportunités qui leur permettront de faire reconnaître leurs mérites. Le système d'intéressement est souvent défaillant car tous les collaborateurs reçoivent plus ou moins les mêmes primes, les écarts sont trop faibles d'un collaborateur à l'autre. Résultat : l'organisation n'arrive pas à garder les meilleurs talents, et une médiocrité générale s'installe.
Face à ce diagnostic, quels sont les remèdes ?
Neilson et Pasternack suggèrent de s'attaquer simultanément à ce qu'ils considèrent comme le génome de l'organisation (!!!) : les processus de décision, le système d'information, le système de motivation, les structures.
Processus de décision : clarifier qui décide quoi et comment; vérifier que les décisions sont prises et appliquées,...
Système d'information : revoir les reportings, partager des indicateurs communs,
Système de motivation : promouvoir le mérite, repérer les collaborateurs les plus performants et s'occuper d'eux, aligner les systèmes de bonus individuels et collectifs sur la performance globale de l'entreprise,
Structures : décentraliser autant que possible mais avec un système commun de valeurs et de règles partagées.
Comme toujours, on est un peu déçus des propositions, qui semblent assez évidentes et triviales à mettre en oeuvre : attention c'est là que précisément on retombe dans le syndrome passif-agressif ; c'est tellement évident et trivial que cela nous dispense de le faire, et tout continue comme avant.
D'où le passage par une analyse des individus; est ce que les organisations passives-agressives sont celles où les individus sont eux-mêmes passifs-agressifs ?
Neilson et Pasternack n'abordent pas cette dimension; ils ont une approche fondée uniquement sur la recherche de solutions organisationnelles et globales; pour résumer, une approche de "consultant" (d'ailleurs ils sont consultants tous les deux).
On sent combien une approche par la personnalité des individus peut compléter à la fois le diagnostic et le plan d'actions.
Allons voir François Lelord et Christophe André, qui sont, eux, des thérapeutes (psychiatres et psychothérapeutes), mais se disent aussi "consultants".
La personnalité passive-agressive est décrite par eux comme :
. résiste aux exigences des autres,
. discute exgérément les ordres, critique les figures d'autorité,
. mais de manière détournée : fait "traîner" les choses, est volontairement inefficace, boude, "oublie", se plaint d'être incomprise ou méprisée, ou injustement traitée.
En fait ce type de personnalité ressent de la colère, de l'agressivité, mais ne l'exprime pas directement, reste poli et gentil, mais envoie des messages agressifs subtils comme l'enfant qui traîne les pieds lorsque l'on demande de ranger sa chambre.
Les auteurs y voient un dysfonctionnement du rapport à l'autorité, caractéristique de personnes qui peuvent ajouter des traits narcissiques à leur personnalité( voir Adler et Towne sur ce point), surestimant leur personne (c'est à dire qui s'attend à être reconnu supérieur sans avoir accompli quelque chose en rapport), capable de fantaisies ( absorbé par un désir de succés illimité, de splendeur, de beauté), exploitant les relations (utilise autrui pour parvenir à ses fins), enviant souvent les autres en croyant que les autres l'envient.
Comment gérer ces personnalités ?
François Lelord et Christophe André nous fournissent de bons conseils, à l'encontre d'idées reçues :
A FAIRE :
1. Soyez aimables : toute approche par l'autorité directe et la réprimande est vouée à l'échec, et envenimera la situation,
2. Demandez lui son avis chaque fois que c'est possible, cela lui indiquera que vous vous intéressez à lui (il en a besoin),
3. Aidez le à s'exprimer directement, et à donner son avis (une personne passive-agressive a du mal à prendre une décision et à avoir une opinion affirmée),
4. Rappelez lui les règles du jeu.
A NE PAS FAIRE :
1. Ne faites pas semblant de ne pas remarquer son opposition : cela l'inciterait à en rajouter,
2. Ne le critiquez pas comme le ferait un parent : parler en adulte
3. Ne vous laissez pas entraîner dans le jeu des représailles réciproques.
Que conclure :
L'organisation et l'individu passif-agressif racontent la même histoire : celle de l'autorité dans l'entreprise et entre les collaborateurs, entre pairs et entre niveaux hiérarchiques.
Savoir motiver, encourager la performance, savoir prendre et faire appliquer les décisions; c'est probablement ce courage, quand il manque, qui dérègle les comportements individuels et le fonctionnement de l'entreprise.
Terminé le fonctionnement de l'entreprise fondé sur l'exécution sans discussion d'ordres venus d'en haut. Les managers qui aident leur entreprise à sortir de ce comportement passif-agressif sont ceux qui se remettent en cause, ont le courage du dialogue, de la transparence, qui savent récompenser le mérite et traiter inégalement les meilleurs et les médiocres.Ce sont ceux qui savent prendre avec exigence des décisions pour eux-mêmes et avec les collaborateurs de l'entreprise.
Oui, il suffit de courage.
Trivial, disions nous ?
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