Le regard de la Bayadère
09 avril 2006
J'avais déjà rendu compte de mes impressions à "Joyaux" à l'Opéra Garnier .
J'ai retrouvé la même joie hier soir à l'Opéra Bastille, où j'assistais à la représentation de "La Bayadère", chorégraphie de Rudolf Noureev.
Cette chorégraphie a été créée en 1992 pour l'Opéra de Paris. L'oeuvre date de ...1877. Elle a une histoire qui ajoute à l"émotion.
C'est en 1959, il avait 21 ans, que Rudolf Noureev danse pour la première fois le rôle tire de Solor au Kirov. Il sera à Paris avec le Kirov à l'Opéra Garnier en 1961pour y danser le troisième acte, "l'acte des ombres" (celui où le prince retrouve en rêve sa vraie passion), et c'est à cette occasion qu'il demande l'asile politique à la France, depuis l'aéroport du Bourget. C'est ensuite, et notamment dans les années 80, qu'il fera des recherches pour retrouver la partition originale de Minkus, auteur de la musique. Et c'est la consécration en 1992 avec cette création à Garnier le 8 octobre 1992. Il décèdera en janvier 1993.
Oui, cette Bayadère, c'est l'oeuvre d'une vie, et le triomphe d'hier soir, la 174 ème représentation depuis 1992, c'est aussi un hommage à la passion et à Noureev.
Tout y est pour l'émerveillement : les décors dans cette Inde des palais et des Rajahs, la musique qui colle parfaitement à la danse, emmenée hier par Pavel Sarokin, chef d'orchestre de l'orchestre symphonique de Russie, et bien sûr la beauté et la grâce des danseurs. Comment ne pas être transporté.
L'argument est digne d'une tragédie, et tellement intemporel : un garçon prince, déchiré entre une femme fille de Rajah qu'il va épouser, et cette passion pour une bayadère, créature mythique évoquant les courtisanes, l'érotisme sulfureux, le rêve et le plaisir, celui qu'on ne connaît pas de la même façon avec une femme rangée. L'acte II est celui de la cérémonie du mariage avec la fille du Rajah, et l'occasion de numéros de danse magnifiques, mais aussi d'échanges de regards trés forts entre le prince et la princesse ( résignation, doute, raison) et entre le prince et la bayadère (attirance, passion, honte de soi, renoncement).
La danse de la bayadère, invitée à ce mariage, devant ce couple prince-princesse est le moment fort du ballet. La princesse a cette grâce, cette envie d'exclusif avec le prince. Et là, cette bayadère, vêtue de vêtements prés du corps, orange, un diadème sur les cheveux, les cheveux serrés, le ventre nu, presque un air androgine, qui échange de longs regards et une sensualité qui fait frissonner avec le prince immobile prés de la princesse; elle a tout compris, son attirance et sa peur de s'engager, et sa danse nous communique sa souffrance et sa joie. On a là sous les yeux tout le symbole du dilemne entre la passion et la raison...La Bayadère se voit offrir (à la demande de la princesse jalouse) une corbeille de fleurs contenant un serpent; elle est piquée à mort; le brahmane lui propose un contre-poison; elle le tient dans la main, tourne les yeux éplorés vers le prince Solor; celui-ci détourne les yeux; elle laisse choir cette fiole de contre-poison et se meurt sous nos yeux et ceux du prince. Rideau... et bravos interminables.
L'acte III, c'est celui où le prince Solor revoit en rêve les ombres et la bayadère; un ballet en tutus, la bayadère et le prince tout en blanc, une musique toute en lenteur et légèreté, l'occasion de scènes éblouissantes, et en fin, le pardon et les retrouvailles des vrais amants. Allez voir ici les deux vidéos qui vous donneront une idée de ce moment.
Noureev a su, dans cette chorégraphie pleine d'intelligence et de grâce, évoquer avec génie cette lutte des passions. Les danseurs de ce soir, Agnès Letestu en bayadère, José Martinez en prince Solor, et Stéphanie Romberg en princesse Gamzatti, ont su nous communiquer ces émotions, par leur danse et par les regards.
Je retiendrai cette capacité du regard à transformer notre façon de sentir et de vivre les moments de la vie; ce regard, c'est aussi celui de Rudolf Noureev, cette vision du monde et des passions, cette difficulté à choisir (et ces moments de choix forts, tel celui de son asile en France, sans lequel nous n'aurions jamais connu cette merveilleuse bayadère), c'est aussi un message; et ce déchirement entre la bayadère, symbole de l'amour passion et de l'interdit, et la princesse, incarnation de l'ordre établi, c'est un message universel qui parle à chacun.
Pour terminer, quelque chose qui n'a rien à voir :Cette semaine, un de mes amis a perdu ses lunettes. Sur qui son regard va-t-il changer : la bayadère ou la princesse ?
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