L'actionnaire bon roi Dagobert ?
25 mars 2006
Nous l'avons tous remarqué, on parle beaucoup des actionnaires, où même de l'actionnaire (au singulier), dans les discours des dirigeants et de leurs adjoints. On lui prête un objectif de "création de valeur pour l'actionnaire", qui justifie, authentifie, toutes les stratégies des dirigeants qui visent à optimiser in fine un indicateur simple : le cours de bourse de l'action.
Les salariés aussi aiment bien parler de l'actionnaire, surtout quand ils sont en colère, qu'ils demandent leur part dans une distribution des richesses des entreprises qu'ils considèrent trop favorable à l'actionnaire, cet être assoiffé du sang des travailleurs et jamais repu.
Pour d'autres salariés, l'actionnaire, c'est eux : ils sont salariés actionnaires; certains y voient un revenu supplémentaire possible, d'autres une façon de s'impliquer plus dans l'entreprise, des syndicalistes y voient une trahison, un pacte avec le diable.
Pour le consommateur aussi l'actionnaire fait partie de la vie quotidienne : tous les soirs au 20H00, on lui donne l'indice CAC de la journée, les hausses, les baisses, et sur LCI , on a le sourire de Jean-Pierre Gaillard, qui nous donne des tuyaux pour faire de bonnes affaires : pour le consommateur, l'actionnaire, c'est Jean-Pierre Gaillard, un jeu de spéculation, dont il faut se méfier, bien sûr, mais auquel on joue toujours un peu, comme au loto.
Oui, aujourd'hui où de nombreux citoyens sont actionnaires, parfois sans le savoir (au travers de placements proposés par leur banque), on n'a jamais parlé autant de l'actionnaire que comme d'un fantôme, qui prend plusieurs représentations, selon les besoins, et les circonstances.
Alors on peut se poser la question : à qui profite le crime ?
Pierre-Yves Gomez, dans son ouvrage "La république des actionnaires", (dont j'ai déjà parlé ici) nous fait bien sentir ce paradoxe de l'actionnaire sans visage, à un moment précisément où l'actionnariat est devenu un phénomène de masse, et où les actionnaires sont de types trés différents les uns des autres.
L'auteur, qui est aussi Directeur de l'Institut Français du gouvernement des entreprises, dresse dans ce livre un panorama de l'histoire et de la légitimité du pouvoir des actionnaires depuis...l'aube du capitalisme européen au 18ème siècle.
Il nous donne une définition intéressante du gouvernement des entreprises, à ne pas confondre avec le management des entreprises :
- le gouvernement, ce sont les mécanismes qui rendent légitimes le rôle de direction et son contrôle et, en conséquence, le pouvoir de décision délégué au dirigeant et à ses adjoints. L'entreprise est vue comme une institution.
- le management, c'est l'exercice effectif du pouvoir, la prise de décision en situation de gestion, avec ses conséquences sur la performance finale. C'est en quelque sorte la "politique économique" des entreprises. L'entreprise est vue comme une organisation.
Pour l'auteur, et on le suit facilement, le gouvernement de l'entreprise, c'est l'affaire des actionnaires (Il n'est pas trop favorable à cette histoire de stakeholders dont j'ai parlé ici, et que thierry Breton commente en permanence).
Mais voilà, il y a deux façons d'être actionnaire :
- l'actionnaire activiste, c'est celui qui tente de jouer son rôle et d'exercer concrètement sa souveraineté sur l'entreprise; il participe aux assemblées générales, il se regroupe avec d'autres actionnaires pour faire entendre son opinion;
- l'actionnaire spéculateur, pour qui la détention d'action est un jeu, et qui n'attend qu'un chose de son rôle d'actionnaire : faire du profit en achetant et vendant les actions;
L'auteur développe la thèse que l'actionnaire activiste est perçu dangereusement par les dirigeants d'entreprise, alors que les actionnaires spéculateurs sont au contraire leurs meilleurs alliés.
Et donc : que croyez vous qu'il arrivât ?
Le nouveau rapport d'aujourd'hui entre les dirigeants et les actionnaires que perçoit Pierre-Yves Gomez, et il le déplore, c'est celui qui constitue une nouvelle façon de gouverner l'entreprise qu'il appelle "la démagogie spéculative".
Il nous rappelle que, pour de nombreux dirigeants, l'actionnaire ne sert à rien : dans une vision "technocrate" de la direction de l'entreprise ( au sens de technocratie : détention du pouvoir de direction par ceux qui possèdent un savoir technique), le pouvoir de gouverner appartient à la science.
C'est parce qu'ils sont compétents en management des affaires, qu'ils savent gouverner les hommes grâce à leur leadership, qu'ils sortent des écoles qui vont bien, que leur légitimité de dirigeant est incontestable, leur vision stratégique excellente. L'actionnaire n'a qu'à se taire, il n'y connait rien, et les experts s'occupent au mieux de ses intérêts : fermez le ban ! Et merci pour les stocks options, c'est la moindre des choses pour un tel dévouement.
On le voit bien, cette auto-proclamation de compétence en management a un peu de plomb dans l'aile en ce moment, mais elle était trés populaire dans les années 90. Malheureusement certaines affaires sont passées par là, et on a pu soupçonner certains de ces dirigeant experts en management d'avoir parfois un peu trop pensé à leur intérêt personnel, et pas assez à celui de l'entreprise. D'où la montée en puissance des actionnaires, les réflexions et évolutions sur la gouvernance des entreprises, le renforcement de la responsabilité des administrateurs. La tendance est visible.
Mais elle n'est pas complètement installée, la résistance des "dirigeants technocrates" restant réelle.
Comment s'exerce cette résistance ?
Pour l'auteur, elle s'exerce précisément en simplifiant au maximum cet actionnaire au singulier, celui que personne ne connaît, mais qui exerce une pression implacable, et le dirigeant se fait en permanence le porte-parole de cet ogre invisible qui réclame insatiablement des profits.
Encore plus pervers, cette attitude des dirigeants flatte aussi tous les actionnaires peu au fait des des affaires de l'entreprise, et leur permet de se rassurer sur leur pouvoir : en entendant les dirigeants déclamer que "l'actionnaire est roi", ils se rassurent sur leur incompétence ou leur irresponsabilité. C'est , nous dit Pierre-Yves Gomez dans une belle image, "la royauté de Dagobert".
Cette réthorique réductrice sur la représentation de l'actionnaire est aussi trés utile pour les syndicats de salariés : cette figure mythique de l'actionnaire est du pain béni pour faire monter les conflits sociaux, face à un bouc émissaire parfait et anonyme (même si plus de 50% des actionnaires aujourd'hui sont aujourd'hui des petits porteurs, souvent salariés eux-mêmes pour la plupart).
Cet actionnaire fantôme , simplifié à l'extrême, est donc extrèmement utile pour faire disparaître les actionnaires concrets, citoyens, épargnants, salariés, sociétés, caisses de retraites, banques. Leur responsabilité sociale s'en trouve "évaporée".
La conclusion est évidente :
"Plus ils se disent désarmés face aux exigences de l'actionnaire, plus les dirigeants se trouvent, de fait, dans une situation de pouvoir accru : du côté des salariés, ils imposent leur autorité en rappelant que l'actionnaire exige des profits; du côté des actionnaires, ils s'imposent comme les champions permettant de réaliser ces profits. Au milieu, ils ne sont pas responsables de la logique "économique" qui s'impose aux entreprises. Puissants, mais pas responsables, en somme, ils épousent invisiblement les mouvements de la main invisible."
Cette "démagogie spéculative" comme système de gouvernement des entreprises a encore d'autres avantages : elle est à l'origine de nombreux produits dérivés commercialisés par les médias, les banques, les intermédiaires en placements financiers. Cette obstination des médias à afficher chaque jour les cours de bourse par exemple , à quoi sert cette information ? Les experts et professionnels n'ont pas besoin du "20 Heures" pour aller chercher une telle information. Non, la cible, c'est cette "ménagère de moins de 50 ans" qui "bénéficie ainsi des résultats d'un jeu auquel, la plupart du temps, elle ne joue pas, mais qui fait partie de son univers quotidien, au même titre que les innombrables autres jeux dont on l'abreuve."
Ainsi se trouve bien ancré que "l'opportunisme spéculatif est la forme normale de l'actionnariat".
Autre conséquence de cette situation, le profil des dirigeants de société évolue : leur légitimité, c'est aujourd'hui leur capacité à répondre à la pression de la spéculation, à naviguer dans la mystèrieuse finance de marché. Un bon dirigeant, c'est un "Mozart de la finance", et son Directeur Financier est son bras armé dans cette nouvelle épopée.
Alors que les dirigeants d'hier étaient plutôt des ingénieurs industrieux, ceux d'aujourd'hui sont des acrobates du montage financier.Et la course aux résultats joue alors, pour ces dirigeants, le rôle de plébiscite.
Ce plaidoyer date de 2001, et on peut considérer que ce portrait est peut-être en train de s'estomper (pas si sûr...). L'auteur appelle bien sûr à un changement des rapports entre les actionnaires et les dirigeants, à plus de démocratie; c'est pour lui un choix de société. Il le compare au passage de l'Ancien régime à la la démocratie dans nos institutions; il appelle à une révolution démocratique de même ampleur dans nos entreprises.
Nous ne sommes pas sortis de cette époque. Les initiatives sont encore à venir en matière d'actionnariat salarié, de participation, de représentation des actionnaires. Il s'agit aussi de clarifier les responsabilités et rôles entre actionnaires, dirigeants et collaborateurs. Notre droit des sociétés a peu évolué depuis 1966, alors que la composition de l'actionnariat a profondément évolué : l'actionnariat de masse pousse à l'introduction de plus de démocratie. Les sujets sont connus depuis Montesquieu : égalité entre actionnaires (protection des minoritaires), séparation des pouvoirs (représentation des actionnaires, contrôle des performances des dirigeants, contrôle de la performance des membres des conseils d'administration, limitation du cumul des mandats), expression des intérêts divergents. Tous ces sujets sont d'ore et déjà sur la table; Ils vont figurer dans les programmes de l'Etat, des candidats aux élections peut-être, et des organisations syndicales (patronales et de salariés).
Il est certain que ce thème des relations entre les actionnaires, les entreprises et leurs dirigeants ne pourra plus, dans l'appréciation de la performance et la construction des plans stratégiques, des programmes de transformation ou de refondation, être considéré comme un non-sujet.
Et pourtant, les Plans stratégiques, les visions stratégiques élaborés par les comités de direction sont souvent assez discrets sur ce volet (à part bien sûr, je l'évoquais au début "nous créons de la valeur pour l'actionnaire"...).
Bonne occasion d'en prendre conscience et d'avertir les dirigeants d'entreprise qu'à force de prendre leurs actionnaires pour des rois Dagobert, c'est leur entreprise qu'ils risquent de mettre à l'envers .......
Vous trouverz ICI un blog sur la gouvernance d'entreprise créé par Mathieu Odet; qui a aussi fait une note sur l'ouvrage de Pierre-Yves Gomez ICI.
un blogue très enrichissant. il révèle de grandes vérités sur les origines des conflits tout d'abord en entreprise puis dans les sociétés.
Quelle surprise nous réserve la mondialisation quand on ne maîtrise même pas la gestion des petites sociétés. Conséquences certainement imprévisible à court terme.
Rédigé par : Kouadio | 17 juillet 2008 à 18:22