« L’impératrice de Pierre », de Kristina Sabaliauskaité, m’est tombé entre les mains grâce à la plateforme française Gleeph, qui me l’a offert en échange d’une promesse de récension (oui, cette plateforme propose aux éditeurs ce genre d’opérations, pour pouvoir bénéficier de retours de lecteurs sur les réseaux sociaux ; c’est la deuxième fois que j’en suis l’heureux bénéficiaire – Sympa Gleeph !).
Le genre de ce livre : roman historique. C’est-à-dire qu’il part de faits historiques réels, mais ajoute une romance pour en faire un roman. Donc on ne sait plus trop ce qui est réellement l’histoire, et ce qui est du registre de la fiction.
L’histoire dans l’Histoire, c’est celle de Catherine 1er (à ne pas confondre avec Catherine II), première tsarine de Russie de 1725 à 1727, année de sa mort. D’origine lituanienne, elle a été l’épouse de Pierre le Grand, et lui succède à sa mort. Le livre est l’occasion de revivre à travers le récit de Catherine 1er sur son lit de mort ces années depuis sa jeunesse jusqu’à 1727. C’est une orpheline, ne sachant ni lire ni écrire, qui démarre comme servante, et, de rencontre en rencontre, finit au pouvoir suprême. C’est Voltaire qui l’a appelée « Cendrillon du XVIIIème siècle ».
On ne sait pas grand-chose de cette Catherine 1er, et c’est tout le talent de Kristina Sabaliauskaité, lituanienne elle-même, traduite par Marielle Vitureau, de nous la faire revivre dans son intimité imaginaire, avec l’histoire, la vraie, en décor de fond.
Pierre le Grand, qui mesurait effectivement deux mètres, y est décrit comme une sorte de monstre vulgaire, assaillant des territoires et sanguinaire, souvent ivre, ou pris de crises de délire. Bref, un Russe. On y vit comme dans les coulisses de son règne, le personnage traversant les grands moments de la Russie de l’époque, dont cette longue guerre contre la Suède. Et l’on suit la vie de Catherine, d’origine lituanienne et catholique, qui se convertira et sera baptisée, à la demande de Pierre, orthodoxe.
Tout est vécu à travers les yeux et les réflexions de Catherine que l’auteur fait ainsi parler et se souvenir. Ce n’est néanmoins pas avec ce livre que l’on va creuser vraiment le sujet historique, même si des détails sur la vie de l’époque restent intéressants, bien retracés par l’auteur, qui est quand même une historienne de l’art.
Le roman a été un best-seller en Lituanie. Il est un récit à la première personne de Catherine sur son lit de mort, heure par heure. Chaque chapitre est une heure. C’est pourquoi ça commence à 9, car il est neuf heures le 5 mai 1727 quand commence ce roman que l’on va vivre d’heure en heure comme une tragédie grecque.
Ce qui marque les pages de ce roman, ce sont les moments où Catherine se donne physiquement à ses amants et notamment à Pierre le Grand. Cela vaut des passages à l’érotisme bon teint, qui nous en donnent tous les détails. Mais aussi à des développements que l’on pourrait appeler féministes, la femme étant celle qui fait les hommes en les tenant par leurs instincts faibles. On connaît ce genre d’histoire ; ce sont les femmes qui font l’histoire, plus malines que les hommes, et l’auteur semble bien aimer en parler comme ça à travers le personnage romancé de Catherine. Catherine qui empêche Pierre le Grand, qu’elle appelle amoureusement Peter, de faire trop de bêtises, Catherine, résignée mais habile, qui apporte réconfort et calme à un Pierre le Grand perturbé et agressif. Etc. Voilà de quoi satisfaire un lectorat féminin.
Un moment fort est son baptême auquel on assiste comme si on y était : « Par trois fois, je dois me laisser immerger dans les fonts baptismaux. J’ai peur de l’eau, de boire la tasse, de couler, mais j’ai confiance en Peter, à mes côtés, qui ne le permettra pas. Leur baptême exige d’avoir confiance. Et je sais, je sens qu’il me protègera. Il sourit d’un air encourageant, hoche la tête et me fait un clin d’œil. C’est ce Peter-là que j’aime ». Voilà une idée du style et des émois de cette brave Catherine. Cela ne convaincra pas tous les lecteurs.
Mais ce n’est pas tout.
Car cette Lituanie, plutôt de mœurs occidentaux, plutôt catholique, avec qui ce rustre de Pierre le Grand veut faire alliance contre les Suédois, mais aussi les dominer, ce rustre de Pierre le Grand qui « saccage les tableaux saints à coup d’épée » d’une église contenant des reliques ( « donnant l’ordre à ses soldats de forcer le tabernacle, il a répandu le Saint-Sacrement et l’a piétiné »), lorsqu’il débarque à Kaunas, deuxième ville du pays, ça ne vous rappelle rien ? Et oui, on imagine le parallèle avec Poutine et l’Ukraine. La Lituanie du XVIIIème siècle offre un parallèle osé avec l’Ukraine d’aujourd’hui. Et le roman devient alors une défense des gentils contre les Russes, plutôt méchants. Catherine la lituanienne est ici l’alliée d’Alexandre Danilovitch Menchikov, lituanien lui aussi (dont elle a aussi été la maîtresse), et meilleur ami et favori de Pierre le Grand.
Ce bon et sage Alexandre, mais rallié au Tsar, qui fait remarquer à Pierre le Grand : « Mein Herz, était-ce bien nécessaire ? Désormais toute la frange orientale de la Lituanie nous haïra, n’aurait-il pas mieux valu les garder de notre côté ? Ce sont des orthodoxes, après tout, n’aurait-on pas mieux fait de les avaler peu à peu, de grignoter discrètement leur territoire avant de les asservir ? Dorénavant tous ces popes uniates seront nos ennemis, ils monteront les gens contre nous, s’en prendrons à notre armée, nous aurons des difficultés avec le ralliement et ce sera à moi de nettoyer cette merde et de trouver un moyen de nourrir les soldats ».
On sait que Pierre le Grand était fasciné par les mœurs en Europe et avait envie d’en importer en Russie. Et l’auteur nous en fait voir les détails tant enviés par Pierre le Grand et Alexandre, comme lors de ce bal à Vilnius, capitale de la Lituanie, dédié aux divinités de la mer, en l’honneur de Pierre le Grand (vérité historique, ou imaginé par l’auteur, je ne sais pas), qui impressionne tant Catherine : « C’est lors de ce bal à Vilnius que j’ai bu pour la première fois un vin mousseux et goûté à ces huitres si prisées en Europe, que nous appelions usters et qui dégoûtaient tant l’escorte de Peter. Personne ne comprenait qu’on puisse avaler des limaces. Par esprit de contradiction, j’en ai goûté – après tout j’étais une occidentale. Toute la saveur de la mer, à la fois rafraîchissante et salée, était enfermée dans cet écrin de nacre. Pendant que l’huître, accompagnée d’une gorgée de vin, glissait contre mon palais et que je regardais par la fenêtre en direction du jardin italien et de ses lumières scintillantes se reflétant dans le canal, Alexandre est passé à côté de moi avec Daria : « En voilà une belle vie, Catherine…Tu verras, c’est une question de temps, mais nous aussi vivrons ainsi ! Et encore mieux ! ».
Mais cette envie de mettre de l’Occident dans les mœurs de la Russie ne sera pas complètement satisfaite, et l’auteur ne manque pas d’y revenir en inventant les réflexions de Catherine : « Malgré tous ses efforts, Peter n’est pas parvenu à apporter aux villageois la lumière de l’Occident. Comment éclairer le peuple quand il croule sous les impôts, qu’il se tue à la tâche, que l’armée avale ses fils ? ».
L’auteur n’oublies pas, cependant, de mettre dans les mots de Pierre le Grand sa vision des Russes : « Une nouvelle Russie adviendra, plus humaine. Il faut juste un peu de patience, nous dégrossirons les nôtres, ils ne se distingueront pas des Allemands. Ils seront encore meilleurs, le Russe a beau être fainéant, il est plus doué ». S’il le dit…
Ce Tome 1 se termine au moment où Catherine devient tsarine, femme de Pierre. Il y a un Tome 2.
Que retenir de cette lecture ?
La petite histoire de la grande Histoire, et cette composition originale des chapitres d’heure en heure avec les souffrances et les souvenirs de Catherine. Et on apprend aussi des détails sur la Russie et cette période.
Comme la recette du Kuddelmuddel : « Servi dans une coupelle à pied de vermeil : une douzaine de jaunes d’œufs battus avec du sucre et de la vodka, jusqu’à obtenir un mélange ferme et rond, avec une petite montagne au centre, à l’endroit où on a ressorti la cuillère. Un sein de vierge et son téton dans un bol ».
C’est un peu l’impression et le goût que m’ont laissé ce roman.
Il y a ceux qui ne peuvent plus se passer de ChatGPT, surtout les jeunes, pas seulement ceux qui veulent tricher à l’école, mais aussi tous ceux qui ont compris tout ce que cette IA générative peut leur permettre de faire, trouver des idées, traiter des textes, créer des images, etc.
Et puis il y a ceux qui n’ont jamais osé y toucher, ou même y voient un danger (pour la démocratie, pour la planète, pour la santé mentale, peu importe), ou alors qui considèrent qu’ils n’en tireront rien pour eux personnellement (oui, là on a affaire aux plus seniors d’entre nous).
Alors, quand vous rencontrez un dirigeant ou un manager d’une grande entreprise, qui a la responsabilité d’encadrement de plusieurs centaines de collaborateurs, y compris des jeunes forcément, vous vous demandez ce qu’il en pense.
C’était ma découverte de la semaine, en rencontrant plusieurs dirigeants.
Il y ceux qui s’en méfient ou qui en sont déjà les victimes avec leurs enfants :
« Je ne connais pas grand-chose à l’intelligence artificielle. Ce que je sais, c’est qu’avant, en tant que chef de famille, j’étais l’expert pour corriger les fautes d’orthographe de mes enfants ; aujourd’hui ils font ça avec ChatGPT. ChatGPT m’a tué ! ».
« J’ai vu un philosophe sur internet qui disait que l’IA n’était pas du tout intelligente. J’ai compris que cela provoquait plutôt un appauvrissement du cerveau. Je fais bien de m’en éloigner ».
Il faut dire que la littérature et le cinéma n’aident pas trop à valoriser l’IA, la plupart des romans sur le sujet étant dystopiques.
Nathan Devers, auteur en 2019 du roman « Les liens artificiels » sur le Metaverse, en donnait son interprétation dans Le Figaro du 11/02/2024 :
« Je pense que ce sont des inquiets du réel. (…). La littérature de l'IA est liée à l'absurdité du réel, des cassures qui n'ont rien à voir avec l'IA en tant que telle mais avec des passions, des dynamiques qui sont en nous. Le chapitre 4 du Peintre de la vie moderne est particulièrement éloquent. Il s'interroge sur la position de l'artiste quand il voit un phénomène moderne. Baudelaire donne l'exemple des robes noires qui étaient à la mode en son temps. Il dit qu'il ne faut jamais chercher l'expression du transitoire mais voir la passion éternelle qui se cache derrière la mode. C'est exactement le regard qu'il faut porter sur la vie du virtuel. Ce qui est à l'œuvre, ce sont des passions intemporelles : la peur de s'ennuyer avec l'addiction aux écrans, le narcissisme avec le selfie, la volonté de penser de manière communautariste avec Twitter, la mécanisation de nos esprits pour ChatGPT, etc. Ce serait une erreur de perception littéraire de croire que les phénomènes de la modernité (les écrans, l'IA, tous les autres) posent des questions nouvelles ».
Mais il y a quand même une prise de conscience de plus en plus forte, qui résiste à ces passions intemporelles pour parler du concret, et cela rend plutôt optimiste pour l'avenir :
« J’ai passé une demi-journée à fouiller dans les statistiques d’accidents du travail pour aller en catégoriser les causes et préparer les plans d’actions. Je me demande si l’IA n’aurait pas pu m’aider ».
« J’ai encore 3.948 mails non lus dans ma boite mail aujourd’hui, et souvent ce sont des mails où je suis en copie ; je n’ai rien à faire, à part être informé, et y perdre du temps. Peut-être que l’IA pourrait m’aider à trier et à répondre dans tout ça, non ? ».
Pour ces dirigeants qui ont tout compris, mais ne savent pas trop par où commencer, il est de plus en plus urgent que nos entreprises prennent au sérieux l’acculturation, la formation, et l’aide à la mise en place des projets concrets qui vont permettre de vraiment bénéficier des avancées de l’intelligence artificielle générative et du machine Learning. Cela ne se fait pas en claquant des doigts ; les infrastructures, les algorithmes, ne se construiront pas tout seuls. L’écosystème de tous ceux qui peuvent contribuer s’élargit chaque jour.
C’est aussi le rôle des Think Tank comme « 4ème Révolution » de mettre en évidence les opportunités, et de créer les rencontres entre ceux qui s’y sont mis et les autres. Car la transmission est aujourd’hui non pas de haut en bas de la hiérarchie, mais entre pairs, de l’extérieur vers l’intérieur, de façon transversale, et aussi intergénérationnelle, les plus jeunes ayant plein de choses à apprendre aux seniors, qui eux-mêmes, pourront transmettre leurs savoirs et expériences dans des versions 3.0 grâce justement à ces technologies.
Pour tous ceux qui se sentent un peu trop « inquiets du réel » ou victimes sidérées de « passions intemporelles », ne nous laissons pas démoraliser par la littérature dystopique ; c’est le bon moment de se réveiller, ou d’accélérer.
Les pionniers montrent la voie, et ils sont de plus en plus nombreux.
Nous ne sommes pas seuls.
En ce moment, on parle beaucoup de recherche de sens. Mon travail ne me donne pas de sens, je ne l’aime pas. J’ai besoin d’un chef qui donne du sens et me fait croire à la vision de l’entreprise.
Et si je ne trouve pas ça, je n’y croie plus.
Alors lire les témoignages de ceux qui ont trouvé un sens à ce qu’ils font, c’est encourageant, on croyait qu’ils n’existaient plus.
C’est ce que l’on trouve dans une série de portraits du Figaro Magazine du 23 février, des agricultrices.
Car on apprend dans ce dossier établi par Eric de La Chesnais que, si le nombre de fermes en France est passé de plus de 2 millions en 1960 à moins de 400.000 en 2020, le quart des exploitations françaises sont dirigées par des femmes.
Certaines ont eu la révélation dès leur plus jeune âge, leur avenir s’étant écrit à ce moment. C’est le cas de Bérénice Walton, éleveuse de bovins en Gironde : « Dès que j’ai vu quatre vaches bazardaises rapportées par mon père sur l’exploitation viticole familiale en 2001, j’ai été prise d’une passion pour cette race locale. Ils les avaient achetées pour se diversifier. J’avais 11 ans et ce fut comme une bouffée d’oxygène ».
Mais ils y aussi celles qui ont changé de vie brutalement, en étant attirées par leur parents.
C’est le cas de Noémie Lachenal, qui exploite une bergerie en Haute-Savoie. Elle a commencé par des études de droit et de langues à l’université de Grenoble, mais a délaissé les lettres et le code civil pour le grand air et les animaux, entraînée par son père, salarié dans une société d’économie alpestre en Haute-Savoie, chargée d’assurer la maintenance des équipements dans les alpages, qui lui donne le goût de la transhumance. Elle le confesse au Figaro : « J’ai entamé en 2000, à l’âge de 22 ans, ma vie de bergère ». Et elle avoue : « C’est un choix de vie et un engagement ».
Et il y a aussi celles qui changent d’elles-mêmes, comme Gwendoline Palmer. C’est une « jeune femme urbaine bien installée dans la vie parisienne » qui devient une paysanne modeste en Normandie. Directrice Marketing dans une entreprise familiale elle a une révélation vers trente ans : « Je ne voulais plus de cette vie citadine à cent à l’heure. Je ne voyais pas les saisons passer. Je ne me sentais pas assez utile dans mon travail. J’avais envie de vivre de manière plus authentique avec une activité quotidienne plus concrète. Mon entreprise s’est fait racheter. J’ai profité de cette occasion pour partir vivre au Havre dont j’étais originaire, et j’y ai rencontré mon compagnon Mahdi, ingénieur ». C’est le déclic : « Après une année de réflexion pendant laquelle nous avons profité de faire un stage en permaculture, nous avons décidé de nous former pour nous installer en maraîchage ». Ce qui leur permet aujourd’hui de cultiver des légumes certifiés bio en plein champ ou en serres froides sans pesticides.
Il y a aussi des occasions qui créent un destin. Celui de Mathilde Sainjon qui, à vingt ans, alors étudiante à Tours en philosophie, part garder un troupeau pendant ses vacances d’été : « Je ne retrouvais pas ma place en ville et j’avais une envie de me recentrer ». Elle découvre alors une nouvelle passion pour la montagne, et de fil en aiguille, change de vie pour devenir bergère, elle aussi. « Je me sens libre tous les jours, je n’ai plus l’impression de travailler. La liberté se définit par contrainte. Toujours dehors dans les beaux paysages, je ne m’imagine pas faire autre chose. J’ai besoin d’être avec mes animaux, d’aller à ma cabane l’été. Si je pars une semaine, mon quotidien me manque ».
Alors, vivre de manière plus authentique, se sentir libre tous les jours, une envie de se recentrer ; de bonnes inspirations pour que chacun fasse aussi des choix de vie et un engagement.
Des agricultrices inspirantes.
Grâce à la raison, et à la logique, on a pensé qu’il était possible de décider en toute connaissance de cause, grâce à la réflexion rationnelle. Mais cela a aussi été de plus en plus difficile.
Déjà, au XVIIème siècle, Balthasar Gracian dans ses maximes (« L’homme de cour ») l’avait remarqué :
« Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept : et il faut en ce temps plus d’habileté, pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple ».
Jacques Birol, dans son ouvrage « 52 conseils éternels d’après les maximes de Balthasar Gracian » (2011), dont j’avais déjà parlé ICI, reprenait cette maxime pour nous convaincre que la rationalité pure ne permettait pas de décider correctement, et qu’il fallait faire entrer en ligne de compte les émotions, car elles seules nous permettent de vraiment décider dans l’incertain.
Mais voilà, ça, c’était avant. Avant l’IA générative, avant les « Big Data », avant ce qui a été appelé le « dataism ».
L’expression date de 2013, utilisée par David Brooks dans un article du New York Times.
En gros, il était déjà convaincu que grâce à la profusion des données et statistiques, on serait capable de prendre les meilleures décisions et de vivre mieux. L’intuition et les émotions seraient alors devenues d’un autre temps ; on n’en aurait presque plus besoin. Au revoir Balthasar Gracian et Jacques Birol. L’incertain n’existe plus : place au « dataism ».Nous allons pouvoir, grâce à la profusion des données, en extraire toutes les informations qui nous sont utiles, et que nous étions auparavant incapables de détecter.
Le concept a bien sûr été encore amplifié par Yuval Noah Harari dans son best-seller « Homo Deus » (publié pour la première fois en hébreu en 2015, puis traduit dans le monde entier) qui voit dans le « dataism » une nouvelle religion, la religion de la data, qui permettra d’accroître le bonheur de l’humanité, son immortalité (on parle maintenant non plus d’immortalité, mais, dans une conception transhumaniste du monde, d’ « amortalité », c’est-à-dire de conserver les données du cerveau et de la personne, au-delà de la mort du reste du corps lui-même, grâce à un « téléchargement de l’esprit ») et sa divinité. Car l’homme ainsi transformé devient un nouveau Dieu.
Dans cette vision « dataiste », l’homme est finalement considéré comme un jeu d’algorithmes qui peuvent être perfectionnés à l’infini, grâce à l’accès aux data. D’où l’idée, pour les plus acharnés, de donner accès aux data à tous pour le bienfait de l’humanité, données publiques comme données privées.
Le dataism a aussi ses martyrs comme Aaron Swarts, le premier hacker célèbre, parfois un peu oublié aujourd’hui.
Partisan de la liberté numérique et défenseur de la « culture libre » il se fait notamment connaître lors de ce qui a été appelé « L’affaire JSTOR » : En 2011, il est accusé d’avoir téléchargé illégalement la quasi-totalité du catalogue de JSTOR (agence d’archivage en ligne d’articles et publications scientifiques), soit 4,8 millions d’articles scientifiques, ce qui a fait s’effondrer les serveurs et bloquer l’accès aux réseaux par les chercheurs du MIT. Il est alors menacé de poursuites et de 35 ans de prison. A 26 ans, en janvier 2013, il se suicide par pendaison dans son appartement, un mois avant son procès pour « fraude électronique ».
Le développement du « dataism » n’et pas terminé. Il conduit aujourd’hui à considérer que ce sont les algorithmes « électro-biologiques », c'est à dire les algorithmes du vivant, qui mêlent la technologie et la biologie, qui domineront les humains « organiques ».
Les plus pessimistes (ou réalistes ?) voient dans ces évolutions une nouvelle classification des humains entre ceux qui auront accès à ces capacités techniques et les autres, le passage d’une catégorie à l’autre étant de plus en plus difficile, voire impossible.
Allons-nous vraiment perdre la capacité à penser en la confiant à des machines et au « dataism » ?
On peut essayer de se consoler en observant les comportements du passé.
Dans un journal de 1908, le Sunday Advertiser de Hawai, on pouvait lire :
« N’oubliez pas comment marcher
Le tramway, l’automobile et le chemin de fer ont rendu la locomotion si facile que les gens marchent rarement. Ils se rendent au magasin, au théâtre, à la boutique, au lieu de villégiature, de la campagne à la ville, d’une rue à l’autre, jusqu’à ce que la marche devienne presque un art perdu. Dans une génération ou deux, nous aurons oublié comment utiliser nos jambes. L’homme est par nature un animal qui marche".
Et pourtant nous n’avons toujours pas perdu l’usage de nos jambes.
Une bonne nouvelle pour notre cerveau et notre capacité à penser.
Il faudra juste, peut-être, apprendre à penser autrement grâce à l’intelligence artificielle et l’accès aux data.
Il est temps de s'y mettre alors, pour ne pas risquer d'être "déclassifié", ou "déclassé".
Face au développement de l’intelligence artificielle, ceux qui étaient dans des métiers de créativité, comme les artistes, les auteurs, pouvaient penser qu’ils n’étaient pas vraiment concernés.
Et voilà qu’on apprenait que Rie Kudan, auteur japonais récompensé par le prix Akutagawa (l’équivalent de notre prix Goncourt), a révélé avoir utilisé l’intelligence artificielle générative pour écrire « environ 5% de son livre ».
Et elle s’est justifiée en disant que cette aide de l’intelligence artificielle l’avait aidée à « libérer sa créativité ».
Mais face à cette utilisation de l’IA, d’autres prennent peur. Ainsi les scénaristes d’Hollywood s’étaient mis en grève pour protester contre les scénarios produits par l’IA. Ils ont fini par trouver un accord avec les plateformes et les studios pour augmenter leur rémunération tout en autorisant l’usage de l’IA pour les premières ébauches des scénarios, mais en garantissant leurs jobs.
Mais la tendance à produire des écrits et œuvres de fiction par l’IA générative ne semble qu’à ses débuts. Ainsi, Kindle Direct Publishing, la plateforme d’autoédition d’Amazon, reçoit des tas de livres chaque jour générés par l’intelligence artificielle. Pour réagir, Amazon a décidé de limiter à trois titres par jour le nombre de publications d’un même auteur et oblige maintenant les auteurs à préciser si une IA a été utilisée.
Alors les auteurs sont-ils condamnés à disparaître à cause de l’intelligence artificielle ?
Nathan Devers, qui avait écrit un roman sur l’emprise des réseaux sociaux et du metaverse, « Les liens artificiels » en 2022, à 24 ans, avance une autre hypothèse, plus optimiste, dans une interview pour Le Figaro du 15 février :
« Grâce aux défis que ChatGPT nous lance, nous allons être amenés à retrouver plus de singularité dans notre création littéraire. La littérature doit casser les habitudes de pensée, les visions toutes faites, les algorithmes idéologiques. Que l’IA fasse des merveilles renforce sa mission : rechercher l’imprévu. S’émanciper des attendus de l’époque. Si la littérature aspire à rester profondément humaine, elle doit s’émanciper des tutelles, des rouages anonymes que la société veut lui imposer. C’est là l’enjeu pour la littérature des prochaines décennies ».
Comme en d’autres temps et pour d’autres métiers, la littérature est confrontée au progrès de l’automatisation, et c’est en étant capable de se dépasser qu’elle survivra. Nathan Devers évoque la révolution industrielle du XIXème siècle, qui a mécanisé le travail manuel, mais n’a pas fait disparaître l’artisanat. Ou la photographie, qui n’a pas fait disparaître la peinture, mais au contraire a permis de sortir de la reproduction du réel et de faire émerger l’impressionnisme ou le surréalisme.
Alors, grâce aux défis de l’intelligence artificielle, allons-nous voir une nouvelle littérature encore meilleure ?
Rendez-vous dans les librairies !
Les plateformes, les réseaux sociaux, et les services numériques au sens large, sont les nouveaux systèmes féodaux du XXIème siècle.
C’est ce que Cédric Durand, économiste, appelle le techno-féodalisme, dans son livre, paru en 2020, consacré au sujet, qu’il présente comme une critique de l’économie numérique : "Techno-féodalisme - Critique de l'économie numérique".
Pour cela, il nous rappelle les caractéristiques du système féodal, aux IXème et Xème siècle, lorsque l’Occident médiéval est, pour citer Georges Duby, historien spécialiste de l’époque, « une société abruptement hiérarchisée, où un petit groupe de « puissants » domine de très haut la masse des « rustres » qu’ils exploitent ».
Toujours en citant Georges Duby, cette organisation féodale a pour effet de justement permettre de « drainer, dans ce milieu très pauvre où les hommes séchaient de fatigue pour de maigres moissons, les petits surplus gagnés par les maisons paysannes, par de dures privations sur des réserves infimes, vers le tout petit monde des chefs et de leurs parasites ».
Dans cette organisation, le seigneur exerce une domination sur les paysans en fournissant les terres à ceux qui l’exploitent, et sont ainsi soumis et attachés à la seigneurie, qui leur offre sa protection. Il leur est difficile de changer, sauf à fuir pour rejoindre un autre seigneur.
Mais quel rapport avec les plateforme et les réseaux sociaux, alors ?
En fait celles-ci fournissent aussi le terrain pour permettre aux utilisateurs de faire les rencontres et d’échanger. En échange des data qu’ils fournissent (comme les paysans du seigneur fournissent leur travail), ils bénéficient des usages des services numériques. C’est pourquoi Cédric Durand compare les grands services numériques à des fiefs dont on ne s’échappe pas. Les sujets subalternes constituent une « glèbe numérique » qui détermine la capacité des dominants (les grands services numériques) à capter un surplus économique (l’exploitation des datas pour en faire des services commercialisés qui vont constituer le chiffre d’affaires du service auprès d’annonceurs et d’industriels). Et cela perdure car les individus et organisations consentent, sans y être contraints, à se défaire de leurs datas en échange des effets utiles que leur fournissent les algorithmes (recommandations sur Amazon, propositions de nouveaux amis sur Linkedin ou Facebook, etc). Et ce sont leurs interactions qui permettent d’améliorer les services, au grand bénéfice aussi des annonceurs. En même temps que les services s’améliorent, chacun se retrouve plus fortement rivé à l’univers contrôlé par l’entreprise. On n’a plus envie de quitter Instagram, ni n’importe lequel de ces fiefs qui nous a capturé.
Et donc, naturellement, les individus convergent vers les plateformes les plus importantes qui deviennent alors les plus performantes, concernant l’offre, la demande, et les données permettant d’optimiser leur mise en relation.
Conclusion pour Cédric Durand : «Les services que nous vendent ces entreprises consistent, pour l’essentiel, à retourner notre puissance collective en information adaptée et pertinente pour chacun d’entre nous et, de la sorte, à attacher notre existence à leurs services ».
Ainsi se noue un lien très fort entre les existences humaines et ce que l’auteur appelle des « cyber-territoires », qui traduit par un enracinement de la vie sociale dans la « glèbe numérique ».
Bien sûr, cette contrainte n’est pas absolue : « Vous pouvez toujours décider de vivre à l’écart des Big Data. Mais cela implique des effets plus ou moins prononcés de marginalisation sociale ». Un peu comme les problèmes des paysans médiévaux qui tentaient la fuite en affrontant les périls de la vie hors du fief.
De la même manière, les grands services numériques sont finalement des fiefs dont on ne s’échappe pas.
Ce que fait aussi remarquer l’auteur c’est que cette situation peut être une entrave à une dynamique concurrentielle : « La dépendance à la glèbe numérique conditionne désormais l’existence sociale des individus comme celle des organisations. L’envers de cet attachement est le caractère prohibitif des coûts de fuite et, par conséquent, la généralisation de situations de capture ».
Le développement de ce monde techno-féodal incarné par l’essor du numérique est ainsi, selon l’auteur, « un bouleversement des rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance ».
En fait, dans ce monde féodal, l’autorité de l’Etat, d’une puissance de régulation, disparait au profit du pouvoir des nouveaux seigneurs.
Ce monde est un vrai casse-tête idéologique. Pour ceux qui font de la concurrence un mécanisme libéral intrinsèquement vertueux la réponse est de démanteler ces citadelles numériques grâce à l’actions des régulateurs, afin de restaurer une saine compétition. Mais produire de la centralisation n’est pas non plus considéré comme idéal, et pourrait aussi aboutir, à cause de la fragmentation qui serait exigée, à une destruction de la valeur d’usage, dans la mesure où des bassins de données réduits engendreraient automatiquement des algorithmes moins agiles, et donc des dispositifs pour les utilisateurs moins commodes et moins performants. Et donc la logique économique de l’utilité pour le consommateur ne veut pas d’un éventuel renouveau de lois antitrust ou limitantes.
Mais alors, serions nous condamnés à une gouvernance algorithmique ?
Cédric Durand y voit une calamité : « L’aspiration de la gouvernementalité algorithmique à piloter les individus sans laisser place à la formation des désirs ne peut que dégénérer en une machine à « passions tristes ». L’individu, dans son travail puis dans toutes les phases de sa vie, se trouve tendanciellement exproprié de sa propre existence ».
Plus on sera guidé et entraîné dans nos décisions par ce faisceau d’algorithmes, plus on peut craindre la négation de l’activité autonome et créatrice, facteur de dislocation des subjectivités individuelles et collectives.
Alors, peut on prévoir que les consommateurs deviennent réticents à renoncer ainsi à leurs capacités de décision autonome. Privées d’activité, leurs ressources d’autorégulation ne risquent elles pas de s’épuiser, tandis que le sentiment de satisfaction qui découle du fait d’exercer des choix tendrait à s’évanouir.
La conséquence serait un potentiel danger pour les entreprises : La fuite du sujet humain face aux tentatives de le vider de sa substance, et l’appel à de nouvelles formes de contrôle, les individus refusant la dépossession de leurs choix par les machines.
Ces réflexions de 2020 anticipaient finalement assez bien ce que nous vivons aujourd’hui, et pour les années à venir. Un appel à nous rendre moins dépendants des seigneurs de la techno-féodalité.
Pour s’en sortir il est peut-être alors nécessaire d’aller relire l’histoire du monde féodal et de la fin du Moyen Âge, et d'apprendre à sortir de l'emprise des châteaux numériques.
Pour l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, la réponse est évidente, c’est non.
Ah bon ?
C’est la thèse qu’il développe dans son livre qui vient d’être publié « Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie ».
Il est interrogé sur le sujet dans le dernier numéro de L’Obs, dans un dialogue avec Jean-Marc Jancovici. Cela en vaut la peine d’aller voir de plus près leurs analyses. Malheureusement ce n’est pas une lecture très optimiste. Mais elle permet aussi de mieux comprendre, et de participer au débat avec des faits.
Cette histoire de transition énergétique, dont le gouvernement et les médias n’arrêtent pas de nous parler, au point d’en faire une étape obligée dans les déclarations des entreprises et de leurs dirigeants, repose en fait sur une idée, a priori rassurante, que les énergies vont se substituer les unes aux autres, et que les gentilles énergies renouvelables vont donc remplacer les méchantes énergies fossiles.
Or, ce que met en évidence Jean-Baptiste Fressoz, c’est que les sources d’énergie ne se substituent pas les unes aux autres mais plutôt qu’elles s’accumulent et sont en symbiose. Il suffit de constater que l’humanité n’a jamais brûlé autant de charbon, de pétrole et de gaz qu’aujourd’hui (et ces énergies fournissent encore l’essentiel de la consommation), même si les énergies solaire et éolienne se développent à toute vitesse, participant à l’électrification et à la décarbonation de l’économie.
De plus, comme le fait remarque Jean-Marc Jancovici, « Il y a un angle mort : ces panneaux photovoltaïques et ces mâts d’éolienne sont fabriqués dans un monde qui carbure encore aux fossiles. C’est aussi pour cela que ce n’est pas cher ! ».
En bon historien, Jean-Baptiste Fressoz est allé recherché comment cela s’était passé dans les précédentes révolutions industrielles, et il a constaté un phénomène identique, par exemple dans la révolution industrielle qui est présentée comme une transition du bois au charbon : « Pour extraire le charbon dans les mines, il a en réalité fallu des quantités de bois astronomiques. En Angleterre, en 1900, les étais de mines atteignaient des volumes plus importants que tout le bois de feu brûlé en 1750 », ce qui est pour lui la démonstration que l’arrivée d’une nouvelle source d’énergie tend à accroître l’usage des anciennes, comme pour le pétrole aujourd’hui. Même si, comme le font remarquer les journalistes de L’Obs, on pourrait dire que le passé ne présage pas de l’avenir. Mais il y a de quoi être troublé par ces démonstrations.
Ce que veut montrer Jean-Baptiste Fressoz, c’est l’intrication des énergies entre elles, et qu’on ne peut pas se contenter de les étudier séparément (les spécialistes su charbon étant distincts des spécialistes du bois ou des spécialistes du pétrole). Il faut une vision, comme en beaucoup de choses, que l’on appelle « systémique ».
Alors, forcément, fort de ces constats, on ne peut que déplorer, avec Jean-Baptiste Fressoz, que les renouvelables ne feront qu’à peine ralentir le réchauffement. « Dans les années 1970, l’éolien et le solaire étaient liés à l’écologie et porteurs d’utopie. Maintenant qu’ils sont dans une phase industrielle ascendante, certains de leurs promoteurs les présentent, à tort, comme pouvant régler tous nos problèmes sans que nous ayons à penser la taille de l’économie ni à questionner nos modes de vie ».
Le constat pour l’auteur est sans appel : « Dès qu’on parle transition, on parle technologie, « solutions », innovations, investissements verts… Sans voir qu’une partie importante de l’économie mondiale ne sera pas décarbonnée en 2050 ».
Alors, on fait quoi ?
Dans le dossier de L’Obs, Jean-Marc Jancovici apporte sa réponse : « Le critère qui va devenir central est la quantité de matière. Moins on aura besoin de matières pour avoir le même service, plus on sera résilient », car dans un monde qui se décarbone, l’accès à des ressources lointaines va devenir plus compliqué.
Jean-Baptiste Fressoz partage cet avis dans une autre interview ici : «Les énergies renouvelables sont intéressantes dans l’absolu, mais si c’est pour faire avancer des voitures qui pèsent deux tonnes et empruntent de nouvelles routes reliant des maisons remplies d’objets, ça ne change pas ».
En parallèle, les solutions de recyclage, souvent évoquées, posent aussi problème, comme le souligne Jean-Baptiste Fressoz : « Aujourd’hui, un pneu contient deux fois plus de matériaux différents qu’une voiture entière produite il y a un siècle. C’est la même chose avec le téléphone : Un appareil des années 1920 contenait vingt matériaux tandis qu’un smartphone utilise plus de cinquante métaux différents ».
On comprend que pour Jean-Baptiste Fressoz, comme pour Jean-Marc Jancovici, la seule solution c’est cette fameuse décroissance physique qu’ils considèrent inévitable, pour nous contraindre à réduire l’usage de la voiture individuelle, limiter le nombre de vols en avion, manger moins de viande. Pas très encourageant. Jean-Marc Jancovici a une idée pour « la rendre moins douloureuse » : « Planifier ». Ouais…Ce que certains appelleraient le totalitarisme sans le goulag.
Car derrière ces réflexions, cela va sans dire (mais encore mieux en le disant – Merci Talleyrand), il y a le retour d’une critique du capitalisme, comme l’avoue Jean-Baptiste Fressoz dans la conclusion de son livre : « La transition est l’idéologie du capital au XXIème siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se trouve du bon côté de la lutte climatique ».
Mais alors, la croissance verte, l’innovation ?
Pour Jean-Baptiste Fressoz, l’idée que grâce à l’innovation on pourra décarboner sans douleur est trompeuse. Les technologies qui concernent le captage et le stockage du carbone ? « Balbutiantes ». L’avion à hydrogène ? Celui « que même Boeing a laissé tomber tant c’est techniquement une chimère ». Il n’aime pas trop non plus ce fonds de « France 2030 » doté de 53 milliards d’euros qui veut développer les « innovations de rupture ». Il préfèrerait des techniques bon marché qui peuvent se démocratiser, se globaliser, comme les panneaux solaires par exemple.
Il y a aussi la géo-ingénierie solaire, cette idée que l’on pourrait injecter du soufre dans la stratosphère pour réfléchir une partie du rayonnement solaire, permettant de refroidir la Terre sans baisser la concentration en gaz à effet de serre de l’atmosphère. Là l’auteur a un doute : « Si nous ne parvenons pas à baisser nos émissions, il est probable que cette « solution » sera tôt ou tard mise sur la table ». Mais il ajoute quand même « malgré tous ses dangers et ses incertitudes ».
En attendant le pétrole se porte bien, comme le souligne Jean-Marc Jancovici : « Il y a encore assez de combustibles fossiles pour transformer la planète en étuve ». Car le drame, c’est que le mur climatique arrive bien plus tôt que celui des ressources.
Aujourd’hui, il fait froid.
Profitons-en.
Pour faire respecter la loi, et considérant que la nature humaine est principalement animée par des intérêts égoïstes, un bon système inventé de longue date est celui de manipuler ces intérêts à travers des châtiments et des récompenses.
C’est comme ça qu’on enlève des points de permis aux mauvais conducteurs qui se sont faits surprendre par les radars en excès de vitesse (ça ne date que de juillet 1992 en France).
Mais ce système de points peut aussi jouer avec la réputation : on a des points sur TripAdvisor pour le restaurant, mais aussi dans des like sur les réseaux sociaux. C’est devenu universel. C’est la course aux « like ».
Quand on pense au phénomène, on pense bien sûr aussi à la Chine, qui a sophistiqué le système avec le mécanisme de crédit social. On peut en retracer le développement dans la contribution de Séverine Arsène, du Medialab de Sciences Po, dans le recueil « Penser en Chine » sous la direction d’Anne Cheng.
Cela date du début des années 2000, pour rendre plus efficace le « gouvernement par la loi », en codifiant les règles pour apporter plus de prévisibilité, de clarté et de confiance dans les relations sociales et économiques.
Et ce qui permet de construire ce gouvernement c’est bien sûr la disposition d’une masse importante de données sur les citoyens et aussi les entreprises. Il consiste donc à construire des barèmes pour permettre d’évaluer le « crédit » des résidents dans une ville (ce sont les municipalités qui ont mis en place ces systèmes de points). Ces barèmes peuvent comprendre des dizaines voire de centaines d’indicateurs issus des données. En fait, ces systèmes, paradoxalement, n’ont pas grand-chose à voir avec l’intelligence artificielle, mais sont construits à partir de données disponibles dans les administrations (Impôts, Transports, …), mettant en évidence des défauts de paiement, ou des infractions à la règlementation, qui font l’objet de sanctions. Ce qui est subtil, c’est l’établissement de « listes noires » sur les citoyens sanctionnés qui sont rendues publiques. Cela vaut aussi pour les entreprises. Les individus et entreprises sur liste noire peuvent alors faire l’objet de contrôles plus fréquents, se voir interdire certains emplois, voire être soumis à des restrictions concernant les dépenses somptuaires (acheter un billet d’avion, jouer au golf). Le fait de rendre ces listes publiques a pour but d’utiliser la réputation comme levier pour convaincre les citoyens de mieux respecter la loi.
Séverine Arsène cite le « Rapport d’analyse annuel sur les listes noires de personnes malhonnêtes » de 2018, produit par le Centre national chinois d’information sur le Crédit social public. Le système de sanctions a permis de mettre sur listes noires 3 594 000 entités (individus ou entreprises), dont un million a l’interdiction de participer à des appels d’offres. Du côté des tribunaux, ce sont 17,46 millions de personnes a qui il a été interdit de réserver des billets d’avion.
Le système est moins high-tech qu’il n’y paraît. Il n’utile pratiquement pas les technologies de Big Data, ou l’intelligence artificielle. Il utilise des données déjà collectées par les administrations dans le cours normal de leurs activités, qui peuvent quand même représenter des centaines de points de données pour un individu. L’intervention humaine, et non la machine, est partout : établissement des barèmes dans les systèmes de notes de crédit personnel, seuil de gravité des délits qui conduisent à l’inscription sur les listes noires. Les notes de crédit personnel sont donc établies à partir de barèmes très simples, et non par des algorithmes, comme nombreux le suspectent sans trop bien connaître le système.
Par ailleurs, des entreprises privées ont mis en place un « marché » du Crédit social, en proposant des services commerciaux et facultatifs de notes de crédit personnel, qui ressemblent à des programmes de fidélité et viennent ainsi compléter la fonction de signal exercée par les notes de crédit public (ça se rapproche de ce que l’on constate ailleurs dans le monde, y compris en France). Des entreprises privées ont aussi développé des solutions pour la gestion et la visualisation des données. Exemple d’une application qui permet de visualiser sur une carte les restaurants qui n’ont pas respecté la règlementation sur l’hygiène.
On peut évidemment se poser la question de savoir si ces systèmes encouragent vraiment les citoyens à corriger leurs comportements vis-à-vis de la loi. Séverine Arsène met en doute l’efficacité, considérant qu’une grande partie des délits sont d’ordre économique (non-paiement de factures, emprunts ou amendes) et que l’exclusion de nouvelles opportunités rend en fait encore plus difficile l’exécution des mesures demandées (sauf à considérer que le fait de ne pas payer les factures correspond exclusivement à une mauvaise volonté).
En fait, ce que l’on observe dans le monde des plateformes numériques et réseaux sociaux ressemble un peu, dans son principe, à ce régime chinois finalement. Comme le souligne l’auteur : « La prolifération des bases de données et la croissance exponentielle des capacités de calcul, le rôle croissant des sociétés privées dans la maîtrise de ces instruments, et le manque de contrôle démocratique sur leur capacité d’influence, constituent des tendances préoccupantes dont la Chine nous montre l’une des facettes possibles ».
Peut-être que ce qui se passe en Chine n’est que l’anticipation d’une voie que nous allons aussi connaître (que nous connaissons déjà ?), le marché privé prenant la place, avec les mêmes intentions, que le Crédit social public. Ou un mélange des deux.
De quoi nous interroger sur le rôle que la manipulation de la réputation va avoir sur l’autodiscipline et les comportements des citoyens et des consommateurs, mais aussi, bien sûr dans le domaine politique.
2024 va être passionnante, non ?
Avec l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies dites exponentielles, on est maintenant dans ce que l’on appelle la quatrième révolution industrielle.
Lors d’un échange récent avec une dirigeante d’un grand groupe de services, celle-ci, à qui j’évoque cette « 4ème révolution », me rétorque : « 4ème révolution ! Cela fait peur. Vous voulez nous guillotiner ? ».
Oui, en 2023, la quatrième révolution n’est pas encore complètement familière, même à nos dirigeants, et fait même peur à certains. D’où l’intérêt, plus que jamais, de fréquenter les Think Tank qui créent les occasions et les rencontres, comme « 4ème Révolution », pour ne pas perdre pied.
On dira que cette année 2023 aura été l’année de l’intelligence artificielle. Ce concept est pourtant né il y a pas mal d’années, dans les années 50. Mais il est devenu très présent en 2023 avec l’essor de l’IA générative et ChatGPT, mis en ligne le 30 novembre 2022. Depuis, une compétition s’est engagée entre les entreprises installées et les start-up pour développer et créer les usages autour de ces technologies. Même les plus jeunes s’y mettent, et lancent leurs entreprises de formation et de mentoring en IA dès 16 ou 17 ans, tout contents d’inonder LinkedIn de leurs posts et découvertes.
Dans le supplément « Sciences et médecine » du Monde du 27 décembre, David Larousserie consacre un article pour rappeler tout ce qui s’est passé dans ce domaine en 2023 grâce à l’intelligence artificielle, comme par exemple l’identification de malformations cardiaques précoces sur un fœtus. C’est aussi en mai 2023 que Google et sa filiale DeepMind ont annoncé que les réponses de leur logiciel MedPalM-2 à des questions médicales étaient jugées meilleures, par des humains, que celles de vrais médecins. De quoi faire réfléchir sur le rôle des médecins et leur collaboration avec l’IA demain.
C’est encore DeepMind qui, en novembre, présentait un simulateur de la météo à dix jours plus rapide que les supercalculateurs actuels, et avec plus de précisions que le High Resolution Forecast (HRES), le système de simulation météorologique de référence de l’industrie.
On constate aussi en 2023 combien la recherche en sciences et médecine a en partie échappé à la communauté scientifique pour se jouer dans les entreprises privées et les start-up. David Larousserie cite ce chiffre de 40% des exposés dans les conférences qui sont issus de laboratoires privés (le double de ce qu’ils étaient en 2012). De quoi faire réfléchir le monde académique sur son avenir, et le besoin de collaboration avec les entreprises privées.
Ce qui fait peur à certains, et qui enthousiasme d’autres, avec cette IA générative et ChatGPT, c’est qu’on ne comprend pas comment il fonctionne réellement. Il est construit pour apprendre à prédire le prochain mot d’une phrase, à partir d’une quantité gigantesque de textes qu’on lui présente. Mais alors comment fait-il pour induire les règles de l’arithmétique, du codage informatique, et à tout problème qu’on lui présente en langage courant ?Hugues Bersini, directeur du Laboratoire d’intelligence artificielle de l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Belgique, y consacre une tribune dans ce même numéro du Monde (27/12) et le dit clairement : « Il devient inapproprié, même inconvenant, de s’obstiner à dire, comme on le lit trop souvent, que ChatGPT est incapable de raisonnement. Reconnaissons-le, il comprend et raisonne mais, malheureusement, d’où la naissance du malaise, d’une manière qui nous est, à nous, devenue parfaitement incompréhensible. Comment un prédicteur statistique du mot qui suit dans une phrase peut-il se retrouver à résoudre des problèmes logiques, mathématiques et informatiques d’une telle complexité ? ».
Ce qui permet cette « magie », c’est bien sûr la puissance de calcul à laquelle on a aujourd’hui accès.
Hugues Bersini : « Quelque chose de magique se produit dans ces milliards de paramètres, ces centaines de couches neuronales qui s’adaptent d’eux-mêmes pour composer ces gigantesques modèles de langage ».
Forcément cette magie attire les jeunes générations qui y voient, pleins d’optimisme, une façon de participer à la plus grande révolution de l’histoire de l’humanité, à un tournant dans l’histoire de l’humanité. Ce sont le genre de remarques que font les jeunes de San Francisco qui font l’objet de l’article de Corine Lesnes, dans ce même numéro du Monde.
Il s’agit d’un nouveau quartier de San Francisco, baptisé du surnom de « Cerebral Valley », où sont venus s’installer de nouveaux « techies » de l’IA, successeurs de ceux de la Silicon Valley. Et, alors que les géants de la Silicon Valley continuent à dégraisser, les start-up de l’IA recrutent. Terminé la bulle « dot.com », on est maintenant dans l’effervescence « dot.ai ».
Dans cette nouvelle ère, coder, qui était l’apanage des seigneurs de la tech il y a encore dix ans, est devenu sans importance. Avec les LLM (Large langage model), grands modèles de langage, « le concept entier de programmation d’ordinateurs va, à terme, être remplacé » souligne une des « techies » en question, Gloria Felicia (28 ans), créatrice d’entreprises de cette nouvelle génération. Elle a notamment fondé la start-up Menubites.ai, qui propose aux petits restaurants des photos embellies par l’IA pour leur permettre d’afficher les plats sur leur site internet sans passer par des photographes professionnels.
Elle est enthousiaste : « Pour la première fois, nous sommes confrontés au fait que les ordinateurs, sous une forme ou une autre, deviennent plus intelligents que la plupart des humains ».
Toute cette jeunesse évoquée dans l’article manifeste cette confiance dans l’avenir radieux et harmonieux promis aux humains. L’un d’eux prédit : « Les citoyens auront leur propre IA qui travaillera et gagnera de l’argent pour eux. Ils ne seront plus des consommateurs, mais des producteurs ».
Un autre : « Nous sommes face à quelque chose qui est plus grand que nous. C’est juste le début ».
Que cet optimisme puisse se propager et essaimer en 2024. On en aura besoin.
Mais non, la quatrième révolution ne va pas vous guillotiner, Madame !
La revue RH&M organise chaque année une cérémonie de trophées des CoDir de l’année. CoDir, ça veut dire Comités de Direction, le top du top des entreprises, animés par le Président ou le Directeur Général.
Cette année, c’était la 12ème, et un festival de reconnaissance et d’autosatisfaction pour les dirigeants et dirigeantes des entreprises de toutes tailles, de plusieurs milliards d’euros de CA ou d’à peine cent millions.
C’est intéressant de valoriser les CoDir de cette façon, car on parle surtout des dirigeants, comme des Napoléon seuls face à l’adversité, visionnaires et stratèges, qui remercient en général tous les employés quand il s’agit de fêter une réussite, mais les CoDir sont oubliés.
Alors la question qui venait pour tous les lauréats, c’était forcément : C’est quoi un bon CoDir ?
Cette dirigeante qui a changé la quasi-intégralité du CoDir de l’entreprise où elle venait d’être nommée Directeur Général, a donné son secret : « Les membres du CoDir précédant mon arrivée étaient sûrement des personnes compétentes, mais j’avais besoin de personnes qui s’entendraient avec moi, et correspondraient à ce que, moi, je voulais conduire, et à mon style ».
Mais alors, avec un bon CoDir, que fait le dirigeant ? Doit-il être « au-dessus de la mêlée » ou se mêler des détails ?
Cette autre dirigeante lauréate a avoué avoir reçu cette leçon d’un de ses mentors, dans sa jeunesse, qui lui avait dit qu’il était important d’avoir le sens du détail pour justement prendre de la hauteur. Elle garde mémoire de cette leçon pour diriger un Groupe de plusieurs milliards d’euros de CA, dans 170 pays, avec un CoDir de 18 personnes (sic). Elle le traduit en allant se confronter aussi souvent que nécessaire au « terrain », c’est-à-dire le client (qui peut représenter des commandes gigantesques), les opérations, le employés de première ligne.
Autre question : Comment ça fonctionne un CoDir ?
Les dirigeants lauréats nous ont tous parlé de ces réunions, appelées « séminaires » quand elles durent plusieurs jours (au moins deux), où on se lâche un peu (« mais en restant cadrés sur un agenda et une forme sérieux »). Avec la fin de l’année, certains vont faire un « Secret Santa » avec le CoDir, d’autres un karaoké (« un des membres de mon CoDir chante très bien ; il nous fait la même chanson tous les ans »).
L’un des dirigeants a même institué un rituel où tous les membres du CoDir, venant du monde entier, se réunissent physiquement (« pas de visio ! ») pour vraiment échanger, tous les mois, pendant deux jours.
Mais peut on tout traiter avec un CoDir, ou d’autres structures sont-elles à imaginer ?
Un dirigeant nous a révélé qu’il a institué un système de comités ad hoc, selon les sujets à traiter, composés de membres de CoDir mais aussi d’autres collaborateurs, avec une mission précise, chaque comité s’arrêtant quand le sujet est terminé, pour faire place à d’autres sur un nouveau sujet. C’est ce qu’il appelle « l’agilité ».
L’innovation et la performance, c’est aussi savoir choisir la structure de décision, et l’organisation des Codir.
Et puis, une question qui n'a pas été posée : Mais a-t-on encore besoin de CoDir pour diriger les entreprises ?
C'est pour les trophées des "Non-CoDir"...